La ville du caire, voilà un thème qui hante l’esprit de Mohamed Abla depuis toujours. Il a choisi de tenir sa nouvelle exposition dans la madrasa du sultan Qaitbey ou MASQ, localisée au cimetière nord, dans le Vieux Caire. Celle-ci serre jusqu’au 10 février une trentaine de peintures de grand format, centrée sur la ville millénaire, avec comme titre Cairo : A Tapestry of Tales (Le Caire : un tissage de contes). Certaines oeuvres sont inédites, alors que d’autres datent de 1978. L’ensemble nous permet de cerner sa manière de penser la ville, de la documenter au fil des années, en cherchant à lui préserver son âme.
« Je garde beaucoup de souvenirs de la ville, que j’ai connue à de différents moments de son histoire. C’est un microcosme de l’Egypte, en perpétuel mouvement, et lequel abonde de bruit et d’activités. Une vraie source d’inspiration », explique Abla. Ajoutant : « Le Caire ne vieillit jamais. Exposer à la madrasa du sultan Qaitbey me permet d’évoquer mes souvenirs dans la vieille ville. Dans les années 1970 et jusqu’en 1990, je rendais visite à mon ami, l’écrivain Khaïry Chalabi, par ici dans le cimetière. Lui, il écrivait, et moi je peignais. Nous avions développé toute une approche pour expliquer les diverses manifestations de l’héritage populaire cairote ».
Le charme des quartiers populaires. (Photo : Ahmad Aref)
La ville n’a jamais constitué pour lui un simple espace, mais elle est plutôt l’ouvrage du temps. « Considérée comme l’un des plus parfaits exemples du style mamelouk, par la qualité de sa décoration architecturale harmonieuse, la madrasa du sultan Qaitbey offre à mes toiles un cadre merveilleux », lance Abla qui peint constamment la ville, de jour comme de nuit, afin d’explorer ses changements, ses rues animées, ses ruelles labyrinthiques, ses cafés encombrés, ses fêtes populaires, ses immeubles en délabrement, ses axes routiers … et surtout son peuple.
Pour le vernissage de l’exposition, Abla a invité le chanteur populaire des mahraganat Mohamed Khalifa et le marionnettiste Nassef Azmi, avec sa troupe Kousha Puppets, afin de donner de l’ambiance. « Leur travail va de pair avec le rythme du Caire qui ne cesse de bouger, dans le chaos », dit-il. La métropole vit dans ses peintures, au gré des motifs populaires, comme dans un conte en couleurs. En usant d’outils et de techniques très divers, l’artiste laisse libre cours à sa capacité d’expérimenter. Il décrit délicatement la ville, non sans ironie. Et le résultat ? Un Caire fait de contrastes, oscillant entre chaud et froid, clair et obscur, vitesse et stagnation …
Les coups de pinceau rugueux et ceux de couteau à palette livrent des paysages où se mélangent le chaos et l’harmonie. « Le chaos sans harmonie n’a pas de sens ! Et l’harmonie sans chaos est ennuyeuse », lance le plasticien.
Les nuits du Caire. (Photo : Ahmad Aref)
Le Caire, la nuit
L’entrée de la madrasa accueille la série la plus marquante de son exposition, Le Caire la nuit, réalisée entre 2006 et 2010, à l’aide des tons colorés et festifs. Les murs usés sous l’effet du temps accentuent les contrastes des toiles, avec leurs couches de peinture accumulées. Des couches témoins elles aussi de l’histoire du Caire.
Voici une scène romantique du Caire la nuit au bord du Nil, sous l’effet d’une lune cristalline. Puis, un nombre de peintures mêlent quartiers et rues cairotes à l’aide de pigments phosphorescents. Ces toiles sont intitulées La Ville et ses éclats (2009). « Le Caire, embelli par les lumières artificielles, ressemble à une femme qui cherche à plaire, en se maquillant la nuit. Les lampes fluorescentes cachent les défauts », précise Mohamed Abla. Et d’ajouter : « Je crois que la mission de l’artiste n’est pas d’embellir la ville, mais de lui donner espoir, en dépit de la réalité triste et chaotique qu’il dépeint ».
Dans une autre pièce sont exposées 12 toiles, montrant la diversité culturelle du Caire, à l’aide de différentes techniques : peinture à l’acrylique, lithographie, photogravure, et surtout du monotype à l’huile, une technique chère à Abla.
La ville en pointillé. (Photo : Ahmad Aref)
Une ville réduite à l’essentiel
Une salle entière est consacrée à la série datant de 2010, Les tours de Babel, exprimant une vision philosophique de la ville et son avenir. Les toiles présentent une vue aérienne du Caire, avec les blocs de bâtiments multicolores. Malgré toutes les déformations et la disgrâce, la ville de Abla reste belle. Les gratte-ciel constituent un mélange d’ancien et de moderne. « Telles des boîtes d’allumettes qui se développent dans toutes les directions, mes tours de Babel suggèrent plein de scénarios-catastrophes. Ces édifices risquent de s’effondrer à tout moment, et chacun de ses habitants parle une langue différente », dit l’artiste qui s’inspire aussi des grands événements sociopolitiques qu’a connus la ville, telle la Révolution de 2011, ainsi que les joies et peines qui en découlent.
On croise dans ses tableaux Les gens de la ville (2002), cette foule peinte en pointillé, offrant une vision panoramique du haut d’un immeuble de la place Tahrir ou de la rue Qasr Al-Nil. Cette technique permet de capturer l’essentiel, et les peintures qui datent de 2011 scrutent au loin l’état d’âme de la ville en révolte. Une famille circule en moto à grande vitesse. Les gens ont le visage complètement effacé. Le flou domine la scène.
Au sein de la madrasa, nous reculons dans le temps. Certains personnages de Abla nous plongent dans les quartiers populaires du Caire : Al-Sayéda Zeinab, Al-Sayéda Aïcha, Al-Mounib, Choubra, Faïçal … Les protagonistes de cette série appartiennent aux années 1970 ; ils vivent en quiétude, réunis par la chaleur familiale … A l’aube, la ville reste plus agréable que jamais. Et ce, malgré toutes les mutations.
Jusqu’au 10 février. Rue Darb Al-Sakiya, derrière la mosquée de Qaitbey, Cité des morts.
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