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Un jeu fatal

May Sélim, Mercredi, 17 janvier 2024

Al-Noqta Al-Amiya (le point aveugle) est une adaptation théâtrale du roman du Suisse Friedrich Durrenmatt La Panne, signée par le metteur en scène Ahmed Fouad. Un spectacle dénonçant l’immoralité et la manipulation de la justice.

Un jeu fatal
Une soirée qui paraît amusante. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

Dans le noir, on entend le souffle du vent et le bruit du tonnerre. C’est une nuit orageuse où une Mercedes tombe en panne. Son conducteur et propriétaire est un directeur de ventes en textile qui est en route pour Le Caire après un accord commercial réussi au gouvernorat de Kafr Al-Cheikh. Sans pouvoir fournir les accessoires nécessaires à la voiture, le mécanicien promet de la réparer le lendemain et guide le directeur des ventes à passer la nuit dans la villa d’à côté. C’est la maison d’un juge à la retraite. Ce dernier, avec ses deux amis retraités : un avocat et un procureur, invitent le passager à jouer avec eux au tribunal. Un jeu manipulatoire où il devient l’accusé. C’est dans cette ambiance intrigante que se situe la pièce de théâtre Al-Noqta Al-Amiya (le point aveugle), donnée à la salle de théâtre d’Al-Ghad. Il s’agit d’une nouvelle adaptation du roman du Suisse Friedrich Durrenmatt La Panne, signée par le metteur en scène Ahmed Fouad.

Dès le départ, on assiste à un jeu de théâtre dans le théâtre. Au tribunal, à travers un interrogatoire manipulateur, le procureur doit déterminer le crime que le directeur des ventes (l’accusé) aurait pu commettre dans sa vie. Serré par les questions du procureur, l’accusé révèle qu’il a pris la place de son supérieur, décédé prématurément d’une crise cardiaque, alors qu’il avait pris l’épouse de ce dernier pour maîtresse. Sans aucune culpabilité, l’accusé n’a pas commis de crime !

A l’origine, La Panne avait été écrite en 1955 en tant que roman. Un an plus tard, l’histoire a été adaptée par l’auteur lui-même pour la radio. Puis elle a été transformée en pièce de théâtre mise en scène en 1979. Dans ces différentes versions, l’auteur dénonce la société bourgeoise de l’après-guerre et les dérives de la justice et ses manipulations. Fouad a trouvé que le texte fait écho aux circonstances actuelles où la corruption, l’infidélité, l’absence de justice et les lacunes de la loi permettent aux arrivistes de s’imposer. Son adaptation propose une version égyptianisée avec des protagonistes égyptiens et un langage en arabe dialectal. « En Egypte, La Panne a été adaptée et montée plusieurs fois sur les petit et grand écran. De même, elle a été donnée sur les planches. En fouillant les différentes références, j’ai voulu proposer au public une autre vision, une autre lecture, et présenter une mise en scène différente », souligne le metteur en scène, Ahmed Fouad.


Un face-à-face violent entre le procureur et l’accusé. (Photo : Bassam Al-Zoghby)


Le héros principal confus, perplexe et en larmes après avoir affronté sa réalité. (Photo : Bassam Al-Zoghby)​

La pièce est basée sur le concept psychologique du point aveugle choisi comme titre : c’est un manque de conscience persistant chez la personne concernant des aspects de sa personnalité ou de son comportement. Ce point aveugle apaise son égo et lui propose une zone de confort. Elle constitue une forme d’auto tromperie. La seule façon de s’en sortir est d’affronter la réalité.

Fouad a impliqué son public dans le procès par une mise en scène subtile, un dialogue bien rythmé et partagé entre le procureur, le juge, l’avocat, l’accusé et la bourrelle qui n’est que la jeune gouvernante de la maison.

Faire justice autrement

Contrairement au texte de Durennmatt où les protagonistes sont de vieux hommes de loi à la retraite, les personnages de Point aveugle sont des hommes qui ont choisi de se retirer de la vie professionnelle et de vivre en isolation dans un village lointain. Fouad évoque la déception des trois hommes de justice : le juge et professeur de droit qui n’a pas pu faire face à la corruption à l’université. Le procureur qui a été frappé par les lacunes de la loi permettant aux coupables de s’en sortir. Et l’avocat qui était incapable de défendre les criminels. Ce sont des hommes qui ont été trahis par la loi et la justice. Ensemble, à travers ce jeu illusoire, ils imposent la justice à leur manière.

A travers un décor classique, signé Ahmed Amin, et composé d’une salle de séjour, d’un escalier et d’une petite chambre au premier étage, la scène est divisée en différents niveaux. Les tableaux qui décorent la maison traduisent souvent des scènes sinistres. Quelques grands cadres sur le côté de l’escalier servent à refléter des scènes de flash-back : quand l’accusé se rappelle ses actes d’infidélité, la mort de son supérieur, etc. Quelques accessoires et symboles renvoient à l’idée d’un sort tragique : la lampe présente dans la chambre de la gouvernante est accrochée à une corde faisant allusion à la pendaison. L’éclairage de Abou Bakr Al-Chérif, souvent sombre et focalisé sur les quatre protagonistes, vient augmenter l’ambiance mystérieuse de la pièce.

Les comédiens jouent avec brio. Avec leurs attitudes sérieuses, leurs jeux de mots et leurs humours, ils déclenchent les rires du public malgré le jeu fatal annoncé au début de la pièce. L’accusé, le procureur et l’avocat excellent à interpréter leurs rôles. Ils changent de tempérament, d’intonation et de mouvement lors de l’interrogatoire. Le procureur rusé (Ahmed Osman) joue avec les mots, enflamme chez l’accusé le sentiment de culpabilité et le pousse à avouer son crime. L’avocat (Ahmed Al-Salakawy), déçu par les aveux de son client, se sent frustré, mais continue à plaidoyer jusqu’au bout. Au départ, l’accusé (la star de télévision Nour Mahmoud), fier de son parcours et aveuglé par son égo, se moque de ce jeu, mais devient confus et perplexe après avoir dévoilé son infidélité et sa rivalité avec son supérieur. Finalement, il affronte sa propre réalité et souffre d’un sentiment de culpabilité.

A la fin, dans son roman original, Durrenmatt affirme que ce procès n’est qu’un long cauchemar du directeur des ventes qui a passé la nuit dans la villa du juge. Mais Fouad opte pour une fin ouverte à différentes interprétations. Au dernier mot du jugement, l’accusé porte ses habits de départ et se trouve devant la potence. A-t-il choisi sa propre sentence ? Ou bien retrouvera-t-il dans un cauchemar la peine à mort ? Il n’en sortira jamais indemne.

Al-Noqta Al-Amiya, tous les soirs à 19h (relâche le lundi) à la salle de théâtre Al-Ghad, Agouza.

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