Al-Ahram Hebdo : Quelles sont vos prévisions pour l’économie égyptienne en 2024 ?
Doha Abdel-Hamid : L’économie égyptienne est passée par deux phases dans le programme de la réforme économique structurelle au cours des huit dernières années. Donc, il est temps d’entamer la phase de récolte des fruits de ces réformes à partir de cette année, notamment après les investissements nationaux injectés dans les infrastructures et les différents domaines économiques, tels que les secteurs de l’industrie et de l’agriculture.
Mais l’année a commencé par les attaques des navires en mer Rouge, ce qui menace les revenus en dollars du Canal de Suez. De même, les tarifs de transport ont doublé à la suite de ces attaques entraînant une hausse des prix des biens importés. D’autres secousses ont eu lieu au niveau national, telles que l’augmentation par le gouvernement des tarifs des services publics de l’électricité et du transport en raison de la hausse du déficit budgétaire à 5,5 % pendant les cinq premiers mois de l’année fiscale 2023-2024. Ce qui veut dire que nous nous attendons à une nouvelle vague inflationniste au cours des prochains mois.
— Le gouvernement a publié récemment un document sur les orientations de l’économie égyptienne de 2024-2030. Comment évaluez-vous ce document ?
— Ce document est très important car on peut le considérer comme un guide de la période prochaine. Malgré cette importance, j’ai deux remarques à faire. La première concerne les priorités établies dans le document : étaient-elles basées sur des études de la situation actuelle de l’économie et de ses problèmes pour préciser les objectifs à réaliser dans l’avenir ? La deuxième remarque découle de la première car elle concerne les perspectives incluses dans le document. Je me demande quels sont les outils qui réaliseront ces perspectives et d’où proviendra leur financement.
— Comment évaluez-vous la performance de l’économie égyptienne pendant les dernières années ?
— L’économie égyptienne possède toutes les ressources nécessaires à son développement. Mais son problème réside notamment dans l’absence d’une politique publique bien déterminée qui desservirait tous les niveaux sectoriels et avec des objectifs précis. Il est vrai que les ministères publient des chiffres trimestriels et annuels mais ils ne travaillent pas sous l’ombrelle de programmes bien conçus avec des indicateurs de performance bien déterminés. Le président a parlé dans son premier mandat de la construction du pays et dans son deuxième mandat de la construction de l’économie. Il fallait alors traduire ces objectifs en programmes précis. Les ministères auraient dû mettre en application des systèmes de suivi et d’évaluation et non pas se contenter d’indicateurs de performance.
J’apporte ici un exemple à l’appui, celui du secteur de transport. Il faut vérifier si le citoyen a obtenu le service à un prix raisonnable et en bonne qualité. C’est pourquoi, j’ai proposé dans une étude présentée au Dialogue national, tenu l’année dernière, un projet de loi consistant à créer une autorité générale de suivi et d’évaluation du développement en Egypte. Il s’agit d’un organisme indépendant sous la supervision directe du président, qui détiendra toutes les prérogatives du pouvoir exécutif. Cet organisme sera chargé de s’assurer que le gouvernement a réalisé les Objectifs de développement durable qui touche à la vie quotidienne des citoyens conformément à la Vision de l’Egypte 2030, en faisant le suivi de politiques publiques bien déterminées au niveau de tous les ministères et les gouvernorats.
— Quelle est l’importance de l’application de programmes d’évaluation de la performance budgétaire ?
— Quand j’étais conseillère du ministre des Finances, Medhat Hassanein, il y a une vingtaine d’années, nous avons appliqué des programmes d’évaluation de la performance budgétaire pendant un an et demi, ce qui avait entraîné la réduction des dépenses budgétaires de presque le tiers. L’objectif était d’évaluer le rendement de chaque livre dépensée dans le budget. Nous avons fait des projets pilotes en sélectionnant des secteurs tels que l’éducation, la santé, l’industrie et les investissements publics. Nous avons établi des programmes de formation pour les employés des ministères de ces secteurs afin de les lier à la politique publique.
Depuis l’arrivée au pouvoir du président Abdel Fattah Al-Sissi, les ministères des Finances et de la Planification ont commencé à appliquer les systèmes de suivi de la performance. Mais il manque l’évaluation de cette performance, qui permet au décideur de cibler les secteurs qui réalisent une bonne productivité et de la valeur ajoutée afin d’y injecter davantage d’investissements.
Les attaques en mer Rouge menacent les revenus en dollars du Canal de Suez. (Photo : Reuters)
— Quels sont les secteurs économiques que nous devons cibler au cours de la prochaine période ?
— Il faut prioriser les secteurs économiques qui apportent une valeur ajoutée à l’économie et qui génèrent des rendements. Le secteur de l’industrie vient en tête des secteurs ciblés. Il faut faire des études du marché pour déterminer les industries qui disposent d’un avantage relatif aux marchés internationaux. Il faut créer des industries basées sur des matières premières comme le pétrole, l’or, le sable blanc et le sable noir, entre autres, au lieu de les exporter à l’état brut. Ainsi, nous aurons réalisé un double objectif : exporter des produits ayant une valeur ajoutée et augmenter les rendements en dollar.
Nous possédons des opportunités multiples après l’adhésion de l’Egypte au groupe des BRICS dès le début de cette année. Il y aura certes l’avantage d’exporter et d’importer en monnaie locale, ce qui réduira les pressions sur le dollar. Mais encore faut-il que le ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie élabore une stratégie précisant les biens et les services au niveau desquels l’Egypte possède un avantage par rapport aux pays membres des BRICS. Il faut également mettre au point une carte des marchés que l’on peut cibler pour s’assurer, d’une part, de la réciprocité avec d’autres pays selon les avantages comparatifs de chacun et, d’autre part, pour donner une impulsion aux exportations.
— Quelles sont les solutions pour alléger le fardeau du service de la dette extérieure de l’Egypte ?
— J’ai proposé dans l’étude que j’ai présentée au Dialogue national des solutions urgentes. Il faut négocier avec les créditeurs l’annulation de la plus grande partie de cette dette et le rééchelonnement du reste avec un taux d’intérêt doux. Il est vrai que le ministère des Finances a fait des efforts dans ce sens, mais nous voulons également allonger la maturité des dettes. Notre adhésion aux BRICS, dont une partie des pays sont membres du Club de Paris, nous donnera l’occasion de négocier la réduction et le rééchelonnement de notre dette.
— Quelles sont les mesures nécessaires à prendre pour freiner l’inflation galopante ?
— La montée de l’inflation ne tient pas à un manque d’offre, mais essentiellement au monopole des commerçants. Les biens existent en grandes quantités mais les commerçants les stockent pour faire augmenter les prix et réaliser de grands profits. C’est pourquoi, il est important de renforcer le rôle de l’Organisme général de la protection des consommateurs. Le premier ministre a changé le président de cet organisme il y a trois semaines en donnant le soutien complet au nouveau président. Celui-ci a pris des décisions pour contrôler les prix, telles que l’affichage des prix sur les produits stratégiques comme l’huile, le sucre et le lait.
— Le gouvernement cherche à renforcer le rôle du secteur privé dans l’économie. Comment peut-on y arriver ?
— D’après le document de la politique de la propriété de l’Etat, le gouvernement doit céder sa place dans certains secteurs stratégiques en faveur du secteur privé. Mais le gouvernement ne doit pas abandonner sa place dans les secteurs tels que la sécurité alimentaire et les services publics. Parce qu’en cas du retrait du gouvernement, le secteur privé manipulerait les prix des biens et des services présentés au public. Cette approche n’empêche pas que certaines missions soient accordées au secteur privé en contrepartie d’un rendement déterminé et raisonnable afin d’éviter toute manipulation du citoyen. Il faut déterminer les formules public-privé de sous-traitance et de partenariats dans les grands projets via des contrats et des règles précises.
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