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Ali El Ghatit : C’est un procès historique, sans précédent et audacieux

Amira Doss , Mercredi, 17 janvier 2024

Professeur de droit international, Ali El Ghatit indique les scénarios prévisibles du procès intenté devant la Cour Internationale de Justice (CIJ) par l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide.

Ali El Ghatit

Al-Ahram Hebdo : Quelle est la portée politique et juridique de ce procès contre Israël ?

Ali El Ghatit : L’Afrique du Sud a porté plainte contre Israël le 29 décembre pour « génocide » auprès de la Cour Internationale de Justice (CIJ). Elle a fait naître ainsi chez les peuples du monde l’espoir et la foi en l’humanité. C’est au vrai sens du terme un procès historique, sans précédent et audacieux. Tout d’abord parce qu’il traite des bombardements et des attaques sanglantes qui se déroulent actuellement sur le territoire palestinien au même moment où la CIJ est en train d’examiner le sujet. La plupart des procès de ce genre sont intentés après que les violations soient commises, à l’instar du procès sur le génocide intenté par la Gambie contre le Myanmar et examiné par la CIJ en 2022. Ce qui rend la plainte déposée par l’Afrique du Sud unique c’est que l’équipe juridique a présenté toutes sortes de documents servant de preuve d’une « tendance de comportement génocidaire ». Le document, présenté par l’Afrique du Sud et comprenant 84 pages, aborde « un meurtre qui n’est rien de moins qu’une destruction de la vie des Palestiniens ».

Le tribunal de l’ONU est chargé de régler les différends entre Etats. Les audiences publiques qui se sont déroulées les 11 et 12 janvier à La Haye sont destinées à examiner les « mesures conservatoires » demandées par l’Afrique du Sud et accompagnant sa plainte. D’après le texte présenté, Pretoria demande à la CIJ d’ordonner à Israël de « cesser de tuer et de causer de graves atteintes mentales et physiques au peuple palestinien, de cesser de lui imposer délibérément des conditions de vie destinées à entraîner sa destruction physique en tant que groupe et de permettre l’accès à l’aide humanitaire ». Etant cosignataire de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée en 1948 après la Seconde Guerre mondiale, l’Afrique du Sud a affirmé présenter des preuves accumulées depuis le 8 octobre.

— Est-ce la première fois qu’Israël est poursuivi en justice pour ses violations contre le peuple palestinien ?

— En 2004, la CIJ avait émis un « avis consultatif » sur l’édification par Israël d’un mur dans les territoires occupés. A l’époque, les Etats-Unis avaient rejeté le fait que cet avis soit considéré comme une condamnation d’Israël, alors que le texte en tant que tel était un jugement dénonçant la construction faite par Israël. C’est cette protection américaine qui lui donne une telle immunité. Il faut que d’autres institutions juridiques internationales saisissent l’occasion qu’Israël est en ce moment poursuivi devant la CIJ, pour engager d’autres procès qui se rapportent aux conditions de vie inhumaines dans lesquelles vivent les Palestiniens.

— Comment expliquez-vous que cette plainte ait été déposée par l’Afrique du Sud et non par la Palestine ou un autre pays arabe ?

— Il existe un aspect historique qu’on ne peut pas ignorer. L’Afrique du Sud a connu une longue histoire atroce de discrimination et de génocide. Dans sa lutte contre l’apartheid, Nelson Mandela a répété à plusieurs reprises que la liberté de l’Afrique du Sud serait incomplète sans la liberté des Palestiniens. Il a inspiré son peuple pour agir devant la CIJ. Pour l’Afrique du Sud, il s’agit donc non seulement d’histoire commune mais aussi d’une question de principe. Soutenir un peuple qui souffre d’injustice a été pour Mandela un devoir. Ce procès est pour le peuple d’Afrique du Sud un souffle de vie aux éthiques, aux principes de l’humanité et de la morale, une force. Il n’est donc pas étrange qu’en 1991, ce pays choisit de ratifier en premier la Convention pour la répression du génocide. Aujourd’hui, même si le procès est intenté, cela n’empêche pas d’autres pays de se joindre à l’Afrique du Sud, à condition qu’ils soient signataires de la Convention. Des organisations comme la Ligue arabe peut aussi se joindre au procès. La Convention sur le génocide a marqué une étape cruciale dans le développement des droits humains et du droit pénal international. C’est d’ailleurs le premier traité sur les droits humains adopté par l’Assemblée générale de l’ONU en 1948. Ce fut une manifestation de l’engagement de la communauté internationale pour ne plus jamais laisser se reproduire des atrocités telles que celles commises pendant la Seconde Guerre mondiale. Selon cette Convention, la définition du crime de génocide ne touche pas uniquement les actes directs visant à soumettre intentionnellement un groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, mais aussi l’acte indirect qui peut empêcher l’accès d’un peuple aux ressources permettant sa survie. Le génocide peut donc avoir lieu en tuant ou en interdisant l’accès de nourriture et d’aides. Ainsi, le risque de famine qui menace la population palestinienne fait aussi partie de cette définition. La Convention est vouée à sauver l’humanité et les pays signataires sont obligés non seulement de renoncer aux actes de génocide mais aussi de les prévenir.

— Quels sont les scénarios prévisibles du procès ?

— Il faut tout d’abord que la CIJ décide qu’elle est compétente d’examiner le procès et que sa compétence en la matière est fondée. La procédure concernant la compétence de la Cour interviendra probablement dans les quelques jours qui viennent. Pour ce faire, il faut que les deux pays, celui qui a présenté la plainte et le pays accusé, soient signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Ce qui est le cas.

Il existe cependant un obstacle très important qui entrave souvent la mise en application des jugements prononcés par la CIJ. Il s’agit de la nécessité de l’approbation de l’Etat condamné par la Cour à subir la peine imposée. En cas de refus, la question est transférée au Conseil de sécurité, ce qui donc permet à certains pays d’exercer leur droit de veto entravant l’exécution du jugement. Il s’agit là d’une déficience majeure et d’un détour qui a été imposé par les Etats-Unis, freinant ainsi le pouvoir de la CIJ. Dans le cas du procès intenté par l’Afrique du Sud contre Israël, on fera face à ce dilemme : comment le jugement prononcé sera exécuté si Israël décide de ne pas s’y soumettre et donc si on a recours au Conseil de sécurité. On fera à ce moment face au veto presque sûr des Etats-Unis et du Royaume-Uni.

Dans le procès en cours, il existe un point important. Même si la procédure peut prendre des années, Pretoria a demandé à la CIJ de prendre une décision d’urgence et d’ordonner des mesures pour obliger Israël à mettre une fin définitive à son offensive militaire et à permettre l’accès du peuple palestinien à l’aide humanitaire. C’est à mon avis le scénario le plus probable.

— Prenant en considération les scénarios que vous avez abordés, quelle serait donc d’après vous l’importance du jugement prononcé s’il risque de confronter le veto du Conseil de sécurité ?

— Si Israël refuse de se soumettre au jugement prononcé par la Cour et si le Conseil de sécurité ne pourra l’y obliger en raison du veto américain, il existe une autre astuce. Il est possible que l’Assemblée générale de l’ONU vote à l’unanimité en faveur du jugement, c’est le sens de la résolution dite de « L’union pour le maintien de la paix » qui permet à l’Assemblée d’agir si le Conseil de sécurité s’abstient de le faire à la suite du vote négatif d’un de ses membres. Ce principe a été adopté en 1950 afin de corriger un potentiel abus de pouvoir à cause du droit de veto.

Autre espoir important. Le procès reflète l’impact et les pressions exercées actuellement par les peuples sur les gouvernements de tous les pays du monde. Cette pression touche aujourd’hui les entités juridiques et le concept de droit international. Ce procès est la preuve concrète de cette conscience et cet éveil mondiaux. C’est la première fois dans l’Histoire que les peuples affirment avoir le dernier mot. Si les centaines de milliers de personnes n’étaient pas sorties pour manifester dans toutes les capitales du monde pour exprimer leur rejet de cette injustice, un tel procès n’aura pas vu le jour. C’est le droit international qui vient à la rescousse du droit humain, du droit fondamental à la vie.

— L’équipe de défense d’Israël a accusé l’Egypte d’avoir empêché l’acheminement de l’aide humanitaire vers Gaza. Quelle procédure juridique doit prendre l’Egypte après ces allégations ?

— L’Egypte doit prendre immédiatement toutes les mesures juridiques pour prouver que ces accusations sont non fondées. Une équipe d’experts doit tout de suite s’adresser à la CIJ, lui présentent tous les preuves, documents, vidéos prouvant l’acheminement de l’aide à travers le point de passage de Rafah, faisant preuve de tous les incidents de frappes ciblant le poste-frontière, les camions et les ambulances. Une équipe d’experts doit étudier toutes les accusations et présenter toutes les preuves à la Cour concernant aussi les tentatives d’Israël d’entraver le passage des convois humanitaires.

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