Témoins d’un temps révolu, lieux de mémoire, de mutation sociopolitique, les villes, territoire et population font figure de cet espace où s’entassent les différences et les transformations. Ainsi, aborder les villes, notamment celles qui sont anciennes, n’est pas évident. Qu’en est-il alors du Caire, Al-Qahéra (la Victorieuse) ? Cette ville millénaire trépidante, charmante, qui a fait sujet de nombreux livres et qui ne cesse encore d’impressionner des auteurs de toute discipline. « Il n’y a pas qu’un seul Caire. Il en existe plusieurs. Tout un chacun connaît cette ville d’après le quartier où il s’installe, travaille, étudie ou qu’il fréquente », souligne, dès les premières lignes de son article, Nizar Al-Sayyad, professeur d’architecture, de planification et d’histoire urbaine à l’Université de Berkeley, en Californie, qui a dirigé les deux tomes de cet ouvrage.
La question de départ était alors : de quel « Caire » s’agit-il ? Pour y répondre, Al-Sayyad a cherché à rassembler des études approfondies sur la ville, selon de différentes perspectives. Ces contributions remettent en question les hypothèses sur la ville du Caire et certains mythes qui l’entourent. Des chercheurs de différentes disciplines y prennent part : historiens, géographes, archéologues, journalistes, professeurs de lettres françaises et architectes. Et ce, afin de décrypter les diverses facettes de cette ville riche et en perpétuelle métamorphose.
Différentes approches
Dans le premier tome, intitulé Faqarat Min Tarikh Wa Omran Al-Madina Abr Al-Zaman (passages de l’histoire et de l’urbanisme de la ville à travers les époques), Le Caire est abordé d’après une approche historique, depuis l’arrivée de l’islam en Egypte au VIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle. On suit son évolution dans un ordre chronologique afin de pouvoir mieux cerner ses transformations. Onze auteurs contribuent ainsi à ce tome qui s’étend sur 355 pages.
Le poète Abdel-Rahman Al-Tawil aborde des facettes peu connues d’Al-Fostat, pour laquelle il a une grande passion. Construite par les Arabes en l’an 64, elle était l’une des rares villes sans murailles, pendant cinq siècles. Cette caractéristique lui a permis une extension continue : on voit naître, en 750, Al-Askar au nord-est par les Omeyyades et, en 870, Al-Qataïe, bâtie par Ahmad Ibn Touloun. Toutefois, le fait de ne pas avoir des frontières bien déterminées a contribué à sa disparition, avec le temps.
Le professeur d’art et d’architecture islamiques Tarek Swelim, qui vient de nous quitter il y a quelques mois et auquel ce tome est dédié, propose une analyse des bâtiments et du tissu urbain de la ville de Qataïe qui a connu un grand essor pour plus de 35 ans jusqu’à l’arrivée des Abbassides qui l’ont détruite en 905. Depuis, elle n’a de cesse de se détériorer et a fini par disparaître. Les Fatimides se sont emparés de l’Egypte et ont bâti Le Caire, leur nouvelle capitale.
Hamed Mohamed Hamed, pharmacien et anthropologue, traite dans son papier d’un sujet fort intéressant, à savoir les coptes du Caire. Il y retrace la souffrance qu’ils ont connue à l’époque fatimide et montre comment les sentiments d’hostilité envers eux ont continué pendant les croisades et jusqu’au règne des Mamelouks. Hamed explique comment l’urbanisation qui avait lieu sous Ibn Qalaoun a obligé les coptes à quitter leurs quartiers pour habiter les banlieues.
Atef Moatamed, professeur de géographie à l’Université du Caire, explique comment Le Caire a surmonté l’obstacle topographique du plateau d’Al-Moqattam et s’est étendu au coeur du désert oriental sur les axes de Suez et d’Ismaïliya. L’auteur rappelle également que la construction d’une nouvelle capitale pour un nouveau pouvoir réfère à une tradition classique comme ce fut le cas pour des villes anciennes, à l’instar d’Al-Fostat, Al-Qataïe, Al-Askar ou même Le Caire fatimide. En outre, il souligne que Le Caire en tant que ville souffre d’une double identité et d’une dualité démographique et urbaine qui en fait une composition hybride dissonante. Il conclut que cette nouvelle capitale, étant dépourvue d’histoire humaine et de tissu social, n’est qu’une ville symbolique. Les habitants — qui ne sont pas des citoyens ordinaires — s’y installent dans des blocs identiques, lesquels ne leur donnent pas un vrai sentiment d’appartenance.
Le deuxième tome de 339 pages s’intitule Machahed Min Saqafet Wa Tamsil Al-Madina Abr Al-Zaman (scènes de la culture et représentations de la ville à travers les époques). Onze chercheurs y dévoilent d’autres facettes de la ville : Le Caire des ouvriers et des migrants venant des provinces, Le Caire des bidonvilles, des quartiers huppés, mais aussi celui des enclaves urbaines débordant de centres commerciaux mondialisés.
Le Caire, ville des réfugiés à la recherche de sécurité et celle des écrivains qui ne cessent de l’explorer et de la décrire. L’accent est mis par conséquent sur la perception des poètes, des hommes de lettres, des artistes et des voyageurs qui se sont installés au Caire depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours.
L’archéologue Doris Abou-Seif aborde les dessins anciens du Caire et de ses monuments avant l’ouvrage de Napoléon Bonaparte, Description de l’Egypte, et le début de l’époque de la colonisation moderne. Elle évoque le puits de Salaheddine tel que conçu par l’archéologue Paul Lucas, qui a été envoyé par Louis XIV afin d’emporter des monuments d’Egypte, du Levant et d’Iran. Elle aborde aussi les perspectives panoramiques du Nil, faites par l’explorateur danois Frederik Norden en 1737-1738. Autant de dessins et de plans qui ont ouvert le chemin par la suite à la Description de l’Egypte.
L’artiste et premier directeur du Louvre, Vivant Denon, a été chargé par Napoléon de revoir tous les schémas des voyageurs qui remontent à l’avant-expédition. Denon avait même publié ses propres schémas avant la sortie de la Description de l’Egypte. Ces schémas semblent d’ailleurs très expressifs et objectifs. Abou-Seif a réussi à passer en revue, à travers sa contribution, l’évolution picturale du Caire islamique.
Le Caire au cinéma
Les lecteurs sont amenés à déchiffrer l’image du Caire à l’époque moderne, notamment telle qu’elle est reflétée sur le grand écran. Nizar Al-Sayyad nous emmène dans un voyage passionnant en questionnant la représentation du Caire dans le cinéma dès ses premiers balbutiements au début du XXe siècle, avec notamment des films comme Yaqout (1933) et Al-Warda Al-Beida (1934) jusqu’au début du XXIe siècle avec Mawlana (2016).
L’auteur souligne, d’une part, la présence d’un dialogue entre les protagonistes et leurs lieux de provenance et, d’autre part, la transformation de cette représentation sur un plan diachronique. Selon Al-Sayyad, l’image du Caire sur le grand écran ne peut être ni ignorée ou ni considérée comme une pure production de la fiction. Bien au contraire, les bandes de films égyptiens qui ont repéré Le Caire avec ses rues, ruelles et quartiers renferment des perceptions et des analyses qui sont plus réalistes et plus approfondies que certaines études historiques et sociales publiées sur la ville.
En effet, cet ouvrage permet une compréhension intégrale de ce qu’est Le Caire d’auparavant et d’aujourd’hui. Une oeuvre de référence pour tous les spécialistes et/ou passionnés du Caire.
Al-Qahéra Moärakha (chronique du Caire), ouvrage collectif en deux tomes aux éditions Al-Ain, sous la direction de Nizar Al-Sayyad.
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