Le retour du Festival du film d’Al-Gouna, après un an d’arrêt, peut se lire de deux manières. D’une part, il peut constituer une parenthèse de relâche dans un climat politique et économique assez tendu, comme l’a souligné l’homme d’affaires Naguib Sawiris, l’un des deux frères fondateurs de la manifestation cinématographique lancée en 2016, en disant dans la conférence de presse qu’il apporte un vent de joie, à un moment où l’on a besoin d’espoir. En effet, on ne peut pas dire que le cinéma rend heureux, mais le désengagement qu’il procure détend ; les films nous plongent dans un état de rupture avec un quotidien difficile parce qu’ils sont capables de nous immerger dans un monde très différent.
D’autre part, le retour du festival peut se lire à l’ombre des reconfigurations géopolitiques qui affectent la région. Car il se situe durant une période dans laquelle se tiennent plusieurs festivals d'affilée, en trois mois: Gouna du 27 octobre au 2 novembre, Les Journées Cinématographiques de Carthage à Tunis (JCC) du 28 octobre au 4 novembre, le Festival du film du Caire du 15 au 24 novembre, celui de Marrakech du 24 novembre au 2 décembre et enfin le Festival de la Mer Rouge en Arabie saoudite du 30 novembre au 9 décembre. Ceci dit, la rivalité entre ces manifestations donne lieu à une surenchère en termes de budgets, de noms de stars annoncées, de projections et premières mondiales ou régionales et d’opérations de communication en tous genres. D’ailleurs, en réponse à une question à cet égard, toujours durant la conférence de presse, la nouvelle directrice artistique du Festival d’Al-Gouna, Marianne Khoury, n’a pas manqué de faire allusion aux sommes astronomiques versées notamment par les Saoudiens pour obtenir des droits de projection exclusifs, ce qui rend la sélection de bons films de plus en plus compliquée.
Les Indésirables de Ladj Ly.
Car si les festivals paraissent souvent une activité mondiale, assez superficielle, ils sont en réalité des marqueurs extrêmement significatifs de dynamiques sociales complexes, en même temps qu’ils sont devenus des vecteurs de transformations aussi bien à l’échelle locale qu’internationale. Ils ont une capacité à fonctionner comme symptômes de multiples processus en cours, et leurs responsables s’en rendent parfaitement compte. Le businessman Samih Sawiris, propriétaire de la station balnéaire d’Al-Gouna qui accueille le festival et lui prête son nom, espère attirer une clientèle de plus en plus nombreuse vers ses complexes hôteliers de la mer Rouge, se plaçant dans une logique de « prestige glamour », tout comme les responsables des pays voisins qui déploient leurs outils de soft power, pour miroiter un essor culturel sur le plan local et changer la façon dont leurs pays sont perçus à l’étranger.
Apparitions et déclins rapides
Il y a quelques années, précisément vers le milieu des années 2000, nous avons vu émerger trois grandes manifestations qui cherchaient à occuper le devant de la scène : le Festival de Dubaï (né en 2004), celui d’Abu-Dhabi (né en 2007) et le Tribeca de Doha (né en 2009). Celles-ci ont apparu dans un environnement où le cinéma comme production était quasi-inexistant, mais il y avait une consommation liée à plusieurs facteurs dont le progrès des technologies audiovisuelles, la forte présence d’expatriés sur leur territoire et bien sûr la volonté politique. Ces festivals n’ont pas vraiment tenu le coup pendant longtemps, pour des raisons multiples telles la pratique « allégée » de la censure, les séquelles de la crise financière de 2008, etc.
Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese.
Ceci se passait alors que les deux festivals les plus anciens de la région, à savoir le JCC, créé en 1966, et le Festival du Caire, né en 1976, sont entrés en décadence durant la dernière décennie du XXe siècle. Ils tentent aujourd’hui de reprendre leur souffle, mais leur décadence traduisait l’obsolescence de systèmes politiques, de modes de fonctionnement de la société et d’ambitions culturelles. Le Festival de Marrakech, quant à lui, a toujours adopté, dès son lancement en 2001, une stratégie particulière, unique dans le monde arabe, privilégiant les infrastructures économiques et les partenariats avec l’Occident, de quoi avoir assuré sa survie, dans le cadre d’une dynamique festivalière propre au pays.
Donc le Festival d’Al-Gouna mise sur les moyens financiers de ses deux magnats des affaires, qui affichent leur amour pour le cinéma et les arts en général, acceptant de rivaliser avec celui de la Mer Rouge à Djeddah, vitrine d’une nouvelle Arabie dont les mots-clés sont l’ouverture et le nationalisme.
Aal Shanab (Les Shanabs), d’Ayten Amin.
Cette année, il se dote — pour la première fois — d’un marché suivant le modèle de Cannes, dont les activités, prévues à la plaza, confirment concrètement le soutien que Gouna accorde à l’industrie cinématographique et au développement de ses infrastructures. Et ce, outre la plateforme d’aide à la production Ciné-Gouna et au programme spécial CinéGouna Emerge, qui cible les jeunes talents, en leur offrant des ateliers, des panels, des sessions de formation par des professionnels et des occasions de réseautage.
Le programme de cette sixième édition compte plus de 80 films, dont 15 longs métrages de fiction, 12 longs documentaires et 21 courts métrages, projetés dans le cadre des compétitions officielles. Le montant des prix alloués par le festival dépasse les 224 000 dollars, et les organisateurs ont pu maintenir la majorité de leurs sponsors, malgré les difficultés économiques.
Le film de l’inauguration est un court métrage, contrairement aux éditions précédentes, pour faire place aux autres évènements de la cérémonie d’ouverture et à l’after-party qui traînent normalement jusqu’à des heures tardives. La projection du court métrage 60 L.E. de Amr Salama, avec la star de la musique trap Saïd Zaza, est prévue juste après la cérémonie officielle et le déroulement du tapis rouge. Autre film égyptien, en compétition officielle, le long métrage de fiction d’Ayten Amin Aal Shanab (Les Shanabs), où il est question d’une femme trentenaire vivant sous la férule de sa mère. Partie avec elle pour Alexandrie, afin de présenter ses condoléances à la famille, les situations rocambolesques se suivent.
Intishal Al-Timimi, directeur du festival, a annoncé que le dernier film de Martin Scorsese, Killers of the Flower Moon, figure parmi les films programmés, avec les acteurs fétiches du réalisateur, Leonardo DiCaprio et Robert De Niro ; il les embarque cette fois-ci dans une histoire de cupidité violente et tragique dans l’Amérique du XXe siècle. Le film est basé sur le best-seller éponyme de David Grann, d’après une histoire vraie. Au menu également, le dernier film de Roman Polanski, The Palace, donné à la Mostra de Venise cet été, évoquant l’histoire d’une bande de richissimes qui passent le réveillon de la Saint-Sylvestre dans le luxueux Gstaad Palace, dans les montagnes en Suisse.
Affiche du film d’ouverture, 60 L.E.
Ces deux fictions sont présentées hors compétition, tout comme Les Indésirables de Ladj Ly, mettant en scène Aldo, un jeune infirmier très amoureux d’une jeune étudiante qui partage sa vie. Il perd son emploi, et pour continuer à lui payer ses études, il devient accompagnant sexuel pour personnes handicapées. Sa nouvelle activité l’entraîne dans des expériences insolites. Les films du festival aussi. Pour en faire profiter le plus grand nombre de spectateurs, cette année, Cinéma Zawya — au centre-ville du Caire — a prévu de projeter 8 longues fictions du festival, ainsi que 3 documentaires, et ce, sans compter la sélection d’oeuvres soudanaises datant des années 1960, 70 et 80, programmées par le festival, afin de faire un clin d’oeil aux cinéastes de Khartoum.
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