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Ces seniors qui tournent la page

Chahinaz Gheith , Samedi, 23 septembre 2023

Alors que le nombre de divorces continue d’exploser en Egypte, le phénomène touche également les seniors, qui n’hésitent pas à rompre après de longues années de vie commune. Une séparation sur le tard qu’on appelle le « divorce gris ». Focus.

Ces seniors qui tournent la page
Le changement des mentalités et des modes de vie, ainsi que la hausse de l’espérance de vie sont les causes principales du divorce gris.

« C’était comme une tempête. Du jour au lendemain, j’ai vu ma vie s’écrouler et ma famille voler en éclats », lance Nader Moustapha, 70 ans, dont l’épouse lui a annoncé tout d’un coup qu’elle voulait divorcer après 40 ans de mariage et 3 enfants. Et ce, pour la simple raison qu’elle n’était pas heureuse. Autrement dit, après cette longue union, sa femme n’a rien de particulier à lui reprocher. Pourtant, elle a le sentiment d’étouffer. Elle n’hésite pas à évoquer la lassitude des contraintes du couple, les désaccords du quotidien qui prennent une ampleur démesurée. « Je n’ai pas imaginé pour un instant qu’elle puisse me quitter, car jamais je n’ai regardé une autre femme qu’elle. Gamila était toute ma vie. Mais après le mariage de nos trois filles, elle m’a révélé qu’elle n’avait pas envie de fournir le moindre effort pour continuer ou même conserver l’unité de notre famille », ajoute Nader, le coeur brisé ; il a essayé, contre vents et marées, de retenir sa femme. « Mais c’était trop tard, elle avait déjà pris sa décision et avait tiré un trait sur notre amour et nos souvenirs », dit-il.

Idem pour Naglaa Radi, 63 ans, qui vit après le divorce dans un déni de réalité. « J’étais effondrée, je n’en revenais pas », dit-elle. Il lui était très difficile à son âge, après 37 ans de mariage, de se séparer de son mari. « C’est lui qui est parti. Nous étions pourtant amoureux et il n’y avait pas de problèmes majeurs entre nous. Mais, lorsque nos deux fils se sont mariés, mon mari n’a pas cessé de parler du syndrome du nid vide, et comment nous avons perdu l’étincelle, qu’il n’y avait plus de communication entre nous et que le fait d’élever les enfants était la seule chose qui nous maintenait ensemble », affirme cette femme pour qui l’annonce du divorce a fait l’effet d’un coup de poignard. « Au début, je me suis sentie amputée d’une partie de moi-même. C’est toute une vie qu’on se jette à la figure. Mais quand j’ai su qu’il est parti pour une autre femme, c’était un vrai séisme. Le sentiment de trahison est extrêmement douloureux et difficile à accepter. Pourtant aujourd’hui, je ne regrette pas la séparation, je me suis libérée d’un mensonge et cette page est définitivement tournée », souligne Naglaa, tout en ajoutant qu’elle a décidé d’aller de l’avant, de prendre soin d’elle-même et de ne pas se laisser submerger par des moments de tristesse.

Quant à Radwa Nagui, 56 ans, celle-ci avait l’impression de s’être sacrifiée pendant 30 ans, d’avoir élevé 3 enfants et, surtout, d’avoir supporté la noirceur de son conjoint tout ce temps, pour en arriver là, usée par des années de délaissement. « J’étais une mère et une épouse, pas une femme », dit-elle. Son mari, un officier, après la retraite, est devenu de plus en plus violent et tyrannique, sans compter les sautes d’humeur et les agressions verbales. Ce fut l’élément déclencheur. « Nous avons décidé d’un commun accord de nous séparer. Du coup, ce stress que j’avais accumulé durant ces années, il fallait que je l’évacue d’une façon ou d’une autre », confie Radwa, qui regrette de n’avoir pas franchi le pas plus tôt et tente de se rattraper aujourd’hui en s’investissant dans des activités qui lui plaisent.

Conception du mariage et effet de génération

Les parcours conjugaux n’ont cessé d’évoluer ces dernières années, avec davantage de ruptures et de remises en couple. Une tendance qui n’épargne pas les seniors dont les divorces ne cessent d’augmenter au fil des ans. On parle aujourd’hui de divorces tardifs, des séparations tardives qui ne font plus figure d’exception. Ces divorces tardifs, appelés aussi « divorces gris », en allusion à la couleur des cheveux des personnes d’un certain âge, connaissent une hausse sensible et sortent peu à peu de l’ombre du tabou.

En Egypte, un rapport récent de l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS) révèle une augmentation du taux de divorce des personnes de plus de 65 ans d’environ 10 % en 2021, soit moins de 1 % du total des divorces. Aussi les mariages ont augmenté de 2 % auprès de cette tranche d’âge.

Mais il s’agit d’un phénomène peut-être relativement nouveau dans notre société conservatrice, qui valorise la notion d’un mariage à long terme. On dirait que la séparation de vieux couples n’est plus un tabou. L’image stable que pouvait offrir dans le passé un couple continuant de vieillir côte à côte malgré les difficultés, les disputes et les conflits n’est plus d’actualité. Autrement dit, demander le divorce à 60 ou 70 ans n’a aujourd’hui plus rien d’atypique. Après de longues années passées ensemble et quand le couple n’est plus source d’épanouissement, les personnes âgées, plus souvent les hommes que les femmes, enclenchent le divorce, par envie de renouveau. Les enfants ne sont plus là ; pour eux, c’est le bon moment pour la recherche d’un nouveau partenaire.

Dr Nadia Gamal, psychologue et conseillère des relations conjugales, estime que le changement des mentalités et des modes de vie, la libération des contraintes et l’allongement de la vie sont les causes du divorce gris. « Les temps ont changé, les divorces sont devenus plus fréquents. Auparavant, les divorces étaient mal vus. Mais aujourd’hui, les gens ne veulent plus rester dans des relations qui ne leur apportent pas le bonheur. Les enfants sont partis et ont fait leur vie, ils n’ont plus à tenir pour eux. Soumis à toutes sortes d’obligations, les conjoints se sont perdus de vue. Leurs chemins se sont éloignés. Ils ne partagent plus grand-chose », explique-t-elle, tout en assurant qu’il existe une fuite silencieuse, parfois même non consciente.

Fuir son propre vieillissement

Certains comportements s’apparentent à des séparations. Mais ce n’est ni spectaculaire, ni formulé de la même manière. Bouder, s’investir à fond dans des activités hors couple, passer ses soirées devant un écran sont autant de façons de fuir une relation insatisfaisante. Dans ces situations aussi, le couple s’éloigne. Or, selon la conseillère conjugale, si beaucoup de seniors arrivent à dépasser cette crise de croissance, d’autres ne parviennent pas à se reconstruire. Ils sont alors amenés à se séparer, puis à divorcer, malgré le risque de la solitude et les contraintes financières.

Selon elle, c’est la crise du milieu de la vie qui déboussole les hommes. Une sorte de seconde adolescence. « Avec l’allongement de l’espérance de vie, on assiste à un déplacement de la crise de la quarantaine vers la cinquantaine, voire la soixantaine. Alors qu’elle correspond chez les femmes à une période délicate, celle de la ménopause, cette phase se manifeste chez les hommes par un regain d’énergie, l’envie de ne pas sombrer, de se découvrir une deuxième jeunesse », avance-t-elle. Elle ajoute que chez les hommes, à l’approche de la retraite, il y a un risque d’ennui qui se dessine dans le côté statique que promet la vie à deux. A une période où les petits-enfants arrivent, où leur femme devient grand-mère, ces derniers cherchent ainsi à fuir coûte que coûte l’image de vieillesse que tout cela leur renvoie. Pour certains, l’idée même de se retrouver plus d’une vingtaine d’années entre quatre murs avec son conjoint est angoissante. « On est face au vieillissement du corps de l’autre, qui nous renvoie en miroir notre propre vieillissement », souligne la psychologue.

Isolement et dépression sont les conséquences directes dues à un divorce tardif. « Le divorce après un long mariage, notamment pour la personne qui n’a pas pris la décision, peut être d’une violence inouïe. En plus, ces séparations tardives surprennent, voire déstabilisent l’entourage. A commencer par les enfants du couple, souvent eux-mêmes mariés », confirme-t-elle. Tel est le cas d’Ihab, un ingénieur de 30 ans dont les parents ont divorcé après 40 ans de mariage. « A l’annonce du divorce, mes deux soeurs et moi, nous avons été surpris. Nous n’avons pas compris cette décision d’éclater la famille. Nous étions inquiets surtout de les savoir seuls à cet âge-là », confie-t-il, avant de conclure : « Mes parents étaient, pour nous, des piliers, nous avons misé sur un modèle et tout à coup, celui-ci tombe de son piédestal. Mais aujourd’hui et avec le temps, nous avons compris leur décision et nous préférons les voir heureux à côté de nous ».

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