Al-Ahram Hebdo : On a décrit, injustement peut-être, votre oeuvre Taghribat Al-Qafer (le dépaysement du sourcier) de roman de l’environnement. Or, elle dispose de plusieurs niveaux de lecture poétique, fantastique et allégorique. Comment est née cette saga unique où vous suivez les traces des sources d’eau ?
Zahran Alqasmi : L’idée même provient du métier ancien à Oman, du Qafer, celui qui poursuit les traces des animaux, des gens ou celles de l’eau, le sourcier. On avait recours autrefois à ces spécialistes pour guetter les traces de l’eau dans une nature sèche comme la nature omanaise qui dépend des eaux de pluie. Aujourd’hui, il y a définitivement des outils de mesure développés. De là est né le roman. Les détecteurs reposent en principe sur le pouvoir du regard, ils arrivent à reconnaître les arbres dont les racines s’étendent sous la terre pour guider les gens à creuser auprès des sources d’eau, ou à reconnaître le genre de terre fertile, portant les traces d’humidité. Dans Taghribat Al-Qafer, j’ai remplacé le sens du regard par l’ouïe. Le sourcier a le pouvoir d’écouter l’écoulement de l’eau sous le sol et s’engage à trouver les réserves d’eau souterraine pour sauver sa communauté. Ce « simple » don du personnage du roman devient un signe néfaste pour le reste du village.
— C’est une idée donc complètement ancrée dans le paysage omanais …
— Nous avons une nature différente à Oman, sans fleuves, les pluies ne tombent pas souvent, il y a des inondations de temps en temps et plusieurs sources d’eau souterraine. La solution était de creuser des puits profonds à l’extérieur des villages, puis des tunnels aux tréfonds de la terre qu’on appelle « afflag ». Ce sont des canaux qui atteignent entre 30 et 40 mètres sous le sol. C’est un aspect que personne n’a jamais abordé en littérature ; en outre, ce système spécial de ravitaillement en eau n’a jamais été présenté dans l’univers fictif.
— L’idée de la soif des personnages, à de différents niveaux, est sans doute liée à une recherche philosophique, une métaphore de la vie, de la résistance de l’Homme et de son instinct de survie, etc. Est-ce un aspect dominant dans vos écrits ?
— Mes romans précédents sont basés également sur une idée philosophique, dans Al-Qannass (le sniper), le personnage principal appartient à une communauté de tireurs qui visent les bouquetins dans les montagnes. Et ce, sans compter le contenu scientifique, si j’ose dire, la documentation riche et la recherche qui précède l’écriture. Je travaille sur l’allégorie du personnage, muni d’un pouvoir surnaturel lui permettant d’écouter les sources d’eau. Son entourage a commencé à se moquer de lui et à l’intimider, tout en craignant qu’il ne soit connecté au monde des djinns et des esprits. Donc, je traite l’idée du refus, de la peur des personnes différentes en toutes sociétés. On a souvent cette attitude de porter des jugements de valeur sur les personnes différentes ; on les taxe parfois de folie sans leur donner la chance de profiter de leur don.
Le roman comporte aussi une autre allégorie liée à l’eau, l’essence de la vie. Est-ce que cette source de la vie pourrait aussi être la raison et/ou l’origine de la mort ? Cela s’applique dans les cas de crues ou de pénuries en eau, deux cas extrêmes. Il s’agit alors de la mort et de la vie.
— Le narrateur s’identifie joliment aux menus détails du village. C’est un personnage doué qui parvient à « libérer l’eau de sa prison terrestre ». Etes-vous par excellence l’écrivain de l’univers villageois, fait de silence, de beauté, mais aussi de violence ?
— Tout dépend du thème que je veux aborder. Mes quatre romans publiés jusqu’ici s’inspirent de l’univers villageois. Par exemple, dans La Faim du miel, tout se passe dans le village, mais les détails des cellules de miel, construites par les abeilles ouvrières, explicitent l’idée que toutes sortes de créature possède une passion, la poussant à aimer, à boire, à plonger dans les plaisirs.
Dans Taghribat Al-Qafer, je n’ai pas voulu en faire trop. Mon principal souci était de suivre les traces de détecteur de sources d’eau. Peut-être que dans une oeuvre future, je pourrais recourir à d’autres types de personnages : un tueur ou un voleur. Ici, je n’en avais pas besoin.
— Tout se passe sur un ton paisible, sans conflit. Seul le père de Salem, le sourcier, pousse son fils à se révolter, à quitter son village ingrat. Pourquoi ?
— N’oublions pas que Abdallah, l’un des personnages du roman, avait quitté le village, et une fois de retour, il a découvert qu’on s’était emparé des biens de son père. Il a alors travaillé en tant que simple fermier dans les terres des autres. A l’heure de sa mort, tout ce qu’il avait tu pendant toute sa vie a explosé d’un coup.
— Dès le début du roman, on est amené au coeur de la légende. On suit la structure du conte, des histoires qui enfantent d’autres. Etes-vous un admirateur des Mille et une nuits et du patrimoine de la littérature arabe ?
— Dans ce dernier roman en particulier, j’ai essayé plusieurs types de narration. J’ai opté pour le fait d’avoir plusieurs narrateurs, qui racontent chacun à sa façon, mais ceci ne m’a pas plu. J’ai tenté le flash-back, ainsi que la multitude de voix et, enfin, je suis arrivé à la seule solution qui m’a vraiment satisfait. L’histoire est racontée par un conteur du village. Chez nous, les conteurs commencent par une intrigue, puis vont vers plusieurs bifurcations, font des digressions et, enfin, reviennent à l’intrigue principale. Je me suis plu dans cette manière d’écrire.
— Mais d’où viennent les histoires stupéfiantes de vos personnages : Mariam, El-Waery, Kazia ? Ces contes où le fabuleux se mêle tout naturellement aux détails de la vie de tous les jours ?
— Elles sont issues des mythes et légendes populaires. J’avais un projet depuis 2009 de collecter les histoires du village en rapport avec les lieux, ces histoires qui naissent autour d’un arbre ou d’un ruisseau. Mais sans doute je les réécrivais selon mon point de vue. J’ai tout un réservoir plein de contes, qui m’a beaucoup aidé en écrivant le roman.
— Le modèle de la femme puissante comme Kazia, qui défie les sages du village et arrache le nouveau-né du ventre de sa mère noyée, ou celui de Nasra, la femme qui refuse tous ses prétendants et attend désespérément le retour de son mari … Est-ce que ce genre de femmes existe vraiment dans le village omanais, ou bien est-ce le rêve d’un écrivain ?
— Ces prototypes existent bel et bien évidemment. La femme villageoise est une femme puissante qui s’occupe de tous les détails du foyer en l’absence de son mari. Cela arrive de nos jours, alors imaginez-vous comment c’était le cas autrefois dans le village primitif où se situe l’action du roman ?
Dans les années 1950 et 1960, lorsqu’on a découvert le pétrole au Golfe, certains villages étaient vidés de leurs hommes. C’est là que la femme omanaise s’occupait de la terre, du bétail, des enfants, de tout. Beaucoup de lecteurs ont lié la femme qui tricote en attendant le retour indécis de son amoureux à Pénélope, mais en vérité, toutes ces histoires sortent de mon quotidien, du milieu où j’ai grandi.
Bio express
Zahran Alqasmi est né en 1974 dans le village omanais Dima Wattayeen. Il est médecin spécialisé dans les maladies contagieuses. Poète, il a à son compte 12 recueils de poésie dont Oghanni Wa Amchi (je chante en marchant, 2008), Ô Nay en 2009, Al-Aama (l’aveugle, 2011), Al-Mossiqa (la musique, 2012). Il a publié 4 romans, à savoir Djabal Al-Chouaa (la montagne du chouaa, 2010), Al-Qannass (le sniper, 2014), Goue Al-Assal (la faim du miel, 2017) et son roman lauréat du Booker arabe, Taghribat Al-Qafer (le dépaysement du sourcier, 2022). Celui-ci a paru en double publication, aux éditions Meskeliani, Tunis, et à Dar Sefsafa, Le Caire.
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