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Une photo, une histoire

Dina Darwich , Samedi, 02 septembre 2023

Plusieurs plateformes ont été lancées par des passionnés de la photographie pour authentifier et documenter le quotidien des gens. Plus qu’un art, la photo devient alors une passerelle qui permet de voyager dans le temps et dans l’espace.

Une photo, une histoire
(Photo : Everydaycairo)

« Dès le début de ma carrière journalistique en 2010, j’aimais raconter des histoires à travers des photos. La vie quotidienne des individus offre une mine inépuisable de renseignements. Mais, les pages des journaux ne permettent pas de publier toutes les photos prises. L’apparition des réseaux sociaux, en particulier Instagram, a donné aux photographes de la nouvelle génération cette opportunité de publier les moindres détails de la vie de tous les jours qui peuvent servir de référence aux générations futures en montrant différents aspects de la vie d’aujourd’hui. Par le biais de nos photos, nous arrivons à raconter non seulement l’histoire de notre peuple, mais aussi d’autres de différents pays », explique Roger Anis, fondateur et membre actif sur la plateforme Everyday Egypt qui compte plus de 200 000 followers sur Instagram. Une plateforme qui publie des photos singulières, étonnantes ou innovantes prises par des professionnels et des amateurs à l’aide d’un téléphone portable ou d’un appareil photo, ouvrant ainsi la voie à de nombreux passionnés de photographie. Ils n’hésitent pas à poster leurs photos sur cette plateforme où les utilisateurs sont de plus en plus nombreux. Des personnes qui font de la photographie de rue et racontent des histoires qui mettent en exergue les coutumes et les traditions de la société égyptienne, ainsi que les rituels et les événements festifs qui y sont pratiqués. Avec un groupe d›une vingtaine de photographes étrangers vivant au Caire et de nombreux Egyptiens voulant imposer leur regard, cette plateforme a lancé la version égyptienne de Everyday.

Everyday Egypt est en effet un projet journalistique et artistique, mais surtout de sensibilisation. Il s’inscrit dans un concept plus large, Everyday Everywhere, fondé par Peter di Campo et Austin Merrill : une plateforme photographique qui prône la mise en valeur de clichés différents, loin des gros titres de la presse traditionnelle. Le premier Everyday a été lancé en Afrique, en mars 2012. L’objectif, comme le décrit son fondateur, est d’aller au-delà des stéréotypes ancrés dans l’imaginaire collectif en proposant des images différentes de celles publiées à la une des journaux, mais en fonction du contexte qui leur est propre. « On remplit un vide créé par les médias traditionnels dans lesquels on ne voit que l’extrême », rapporte Peter di Campo dans une interview publiée sur le site Fisheye.


(Photo : Everydaycairo)

Capter l’instant présent

Roger tente de casser les clichés et stéréotypes. Lauréat de la première édition du prix Thomson Reuters Foundation-Nokia Photo, visant à encourager les photographes à présenter des images de l’autonomisation des femmes à travers le monde, Roger a pris la photo d’une femme égyptienne en niqab circulant en scooter dans les rues. « C’est une photo singulière que l’on peut prendre uniquement en Egypte. On a toujours l’impression qu’une femme complètement couverte ne doit pas sortir de chez elle, alors que cette photo casse tous les stéréotypes. Je l’ai trouvée audacieuse. Une femme sur un deux-roues en Egypte, ce n’est pas encore bien accepté … Et avec son niqab, imaginez la difficulté pour elle de rouler dans les rues du Caire », commente Roger qui a reçu des tas de commentaires positifs et bienveillants et d’autres acerbes concernant cette photo. « A travers cette plateforme, on tente tout simplement de partager les photos du quotidien des gens dans diverses parties du globe et de s’ouvrir à d’autres cultures et traditions via la photo, surtout qu’il existe aujourd’hui Everyday Africa, Everyday Middle East, Everyday Asia, Everyday Eastern Europe », dit-il.


Des photos qui redonnent vie à un passé révolu. (Photo : Everydaycairo)

Autre plateforme, celle de Everyday Cairo. Fondée en 2015, elle tente de montrer le rapport affectif entre l’individu et la ville via la photo. « Lorsqu’on a créé cette page, l’équipe comptait 11 jeunes photographes enthousiastes. On travaillait tous pour des journaux, alors on était tous les jours sur terrain. On voulait montrer Le Caire sous un angle différent, cette capitale classée parmi les plus grandes villes du monde, animée et dynamique, avec ses quartiers populaires où la vie semble parfois contradictoire. On a formé un groupe de chat pour échanger des avis et sélectionner les photos à publier sur Instagram et les légendes à insérer. On a voulu ainsi présenter un document sur la rue égyptienne qui pourrait totalement changer d’aspect dans les années à venir. Par exemple, le type de voile que portaient les femmes dans les années 1980 diffère de celui qui est porté de nos jours. Tous ces détails pourraient servir de document visuel hyper-important pour narrer l’histoire du quotidien des citoyens modestes », explique Héba Al-Kholy, photographe professionnelle qui a participé avec l’équipe de bénévoles à créer cette plateforme collaborative qui a ouvert ses portes aux photographes professionnels et amateurs via le hashtag #everydayCairo, comptant aujourd’hui plus de 80 000 followers, 3 600 posts et plus de 3 600 photos dont une parmi les plus singulières, celle d’un couple de jeunes fiancés installés dans une voiture renfermant le trousseau de leur mariage.


Sur Everyday Cairo, la photo d’un couple de jeunes fiancés installés dans une voiture renfermant le trousseau de leur mariage. (Photo : Everydaycairo)

Immortaliser les lieux et les personnes

Des plateformes où les commentaires des followers ne manquent pas, tous des passionnés de photos d’autrefois et de celles d’aujourd’hui. « La vie en noir et blanc m’aguiche. J’ai toujours rêvé de vivre dans les années 1940 ou 50. L’ambiance cosmopolite du Caire, celle d’un épicier grec qui côtoie l’atelier mécanique d’un Italien spécialisé en tournage, un horloger juif et un photographe arménien, me fascine. Des scènes de la rue du Caire et du quotidien dans lequel les gens prennent place avec leurs traits du visage bien distinctifs, ça me fait toujours rêver. Un passé révolu qui n’a de présence que dans ces photos », commente Nahla, journaliste de 50 ans et passionnée par ce genre de pages sur Facebook et Instagram qui présentent les scènes de vie d’autrefois. Tout comme Nahla, Hatem, avocat de 48 ans, est également passionné par la photographie en noir et blanc. Elevé dans le quartier d’Héliopolis, il pense que le fait de documenter les détails du lieu est très important, surtout que l’aspect de la ville ne cesse de changer : « Les arbres qui nous ont servi à jouer à cache-cache, le métro qui nous transportait à l’école, les vieux bâtiments avec leurs spacieuses vérandas où l’on passait nos après-midi chez les grands-parents ; bref, les vestiges d’un temps révolu. Ces plateformes pourraient donc être un moyen pour immortaliser le charme de la vie d’antan ». Héba, professeure de langue arabe de 28 ans, partage aussi cet avis. Elle estime que les vieux cimetières sont une exposition à ciel ouvert en ce qui concerne la calligraphie. Munie de sa caméra, elle se déplace dans les cités de morts pour enregistrer ce patrimoine riche avant que l’Etat ne le démolisse dans le cadre de développement de la carte routière, sans oublier de poster ces photos sur son compte personnel.

Si les photos remontant au début du siècle semblent attirer un bon nombre de fans, celles qui datent de la fin du millenium ont aussi leurs fidèles. Nour, jeune étudiante de 22 ans, semble être fascinée par les années 1990. « C’est la période de la jeunesse de mes parents. Les coiffures, les tenues, les marques de voitures, les endroits de divertissement de cette époque attirent l’attention de notre génération. C’est cool, les franges bouffantes des femmes, les robes avec des épaulettes, les pantalons à haute taille, les voitures Fiat 128 et 127 ; bref, un monde que nous, les descendants de la génération Z, n’avons pas eu l’opportunité de découvrir, et ce, avant l’apparition d’Internet. Peut-être que ces photos nous donneront un aperçu sur ce monde dont nous avons entendu les histoires racontées par nos parents. Un moyen d’échanger des informations entre les générations afin de combler la lacune et de tenter de mieux se comprendre », avance-t-elle.

Ces plateformes ont créé une passerelle qui nous permet non seulement de voyager dans le temps mais également d’aller au-delà des frontières. « Il s’agit d’une fenêtre à travers laquelle on arrive à découvrir le mode de vie de gens qui vivent à l’autre bout de la planète. Une chose très utile, surtout qu’avec la pandémie de Covid-19, on était tous dans le même bateau. Parfois les photos nous ont servi de source d’inspiration en montrant comment d’autres individus passaient leur quotidien enfermés dans leurs maisons suite au confinement », avance Ihab, ingénieur de 36 ans.


(Photo : Everydaycairo)

L’Egypte, pionnière de la photo en Afrique

En effet, l’Egypte fut le premier pays africain où a été prise la première photo en 1839. C’était une photo personnelle de Mohamad Ali pacha. Mais, l’art de la photographie a souffert de négligence durant des décennies. Dans une interview publiée au site Raseef 22, le critique Yasser Munji justifie cette négligence par le retard dans la reconnaissance de ce domaine comme un art, contrairement à d’autres domaines artistiques, et ce, bien que l’Egypte ait attiré de nombreux photographes étrangers. Parmi ces photographes, l’Egypto-arménien Van Leo dont l’Université américaine a célébré en 2021 le centenaire de son arrivée en Egypte.

Pourtant, certaines sociétés artistiques égyptiennes ont organisé des expositions spécialisées dans la photographie à un temps relativement précoce, comme Fine Arts Lovers, qui a organisé une exposition internationale en 1938. Aujourd’hui et après plus de 8 décennies écoulées, s’agit-il d’un réveil ou bien d’un mouvement mondial qui tente de documenter la vie des individus ?

Randa Shaath, photographe et mentor pour les jeunes photographes qui a travaillé à Al-Ahram Weekly pendant les années 1990 et a fondé la rubrique photographie au quotidien Al-Shorouk en 2008, estime que la photo a toujours servi de référence, puisqu’elle permet de capturer les moindres détails de la vie quotidienne des individus, et ce, depuis longtemps. « Une photo pour la célébration d’un anniversaire pourrait nous donner un aperçu sur le mode de vie des gens de l’époque, ainsi que leurs traditions. Mais ce qui est nouveau de nos jours, c’est que les caméras sont devenues à la portée de tout le monde et les réseaux sociaux ont créé des plateformes pour partager ce flux de prises de photos qui immortalise le souvenir ».


Ces plateformes servent aujourd’hui de moyen de documentation. (Photo : Everydaycairo)

Mais la photo ne risque-t-elle pas de porter atteinte à la vie personnelle des gens, surtout quand elle est prise sans l’autorisation des gens concernés ? Autre question liée aux nouvelles technologies : la diffusion, sur les réseaux sociaux, de photos familiales, illustrant parfois des moments intimes, ne provoque-t-elle pas de problèmes ? Pour Randa Shaath, qui connaît l’avant comme l’après-Internet, estime que « l’évolution technologique a ses avantages et désavantages. Ce qui compte, c’est le contexte dans lequel est publiée la photo ».

Qu’elle soit publiée ou non sur les réseaux sociaux, la photo reste un art à part entière. D’où ce mouvement actif en Egypte parrainé par plusieurs organismes. Le campus de l’AUC a, par exemple, accueilli l’exposition « Archives de la vie quotidienne », présentée par le centre Sard pour l’histoire et les recherches sociales. L’exposition comprend un ensemble de photos personnelles qui documentent la vie des gens au milieu du siècle passé. L’exposition, organisée il y a quelques mois, a coïncidé avec un atelier visant à permettre aux passionnés de la photographie de transformer la photo en une source de connaissance.

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