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Vendetta : Eve en faiseur de paix

Chahinaz Gheith , Samedi, 10 juin 2023

C’est une femme. Elle est jeune. Elle est saïdie et elle est engagée à mettre fin aux effusions de sang dues aux vendettas en Haute-Egypte. Autant d’obstacles que Safaa Assran, première femme juge coutumière en Egypte, a réussi à franchir grâce à son initiative « Un Saïd sans vengeance ». Focus.

Vendetta : Eve en faiseur de paix

C’est vendredi, le week-end. Pourtant, Safaa Assran n’a pas de congé. Son agenda est toujours surchargé. Une longue liste de visiteurs est au rendez-vous avec elle. Chaque galsa (réunion) rassemble au moins une vingtaine d’hommes. Occupant un poste de juge coutumier, elle jouit d’une grande notoriété dans son village en raison de son courage, mais aussi de son influence. A peine âgée de 30 ans, Safaa Assran, originaire de la ville Nag Hammadi, située dans le gouvernorat de Qéna, commence par expliquer le terme du droit coutumier, comme étant un système juridique qui repose sur des règles issues de l’usage, la coutume et la tradition. « Mon travail consiste donc à régler les conflits et les différends des gens grâce à la médiation, et selon cet ensemble de coutumes, d’usages et de croyances acceptées comme des règles de conduite obligatoires par notre société tribale et faisant partie de leur système socioéconomique et de leur mode de vie », affirme-t-elle. « La vendetta est l’un des mauvais héritages de la Haute-Egypte. Tant d’hommes sont les causes des traditions et des coutumes tribales », lance la jeune femme. Car, déplore-t-elle, ce système de vengeance qui survit depuis la nuit des temps a paralysé la vie en Haute-Egypte, et a menacé la stabilité sociale en poussant des familles entières à vivre recluses dans la peur et la méfiance. « Avec cet état de guerre quasi permanent, certains sont obligés, pour se défendre, de vendre un lopin de terre pour s’acheter des armes, étant donné que le Tar (vendetta) est avant tout une affaire de dignité familiale. N’importe quelle offense peut dégénérer en Tar : une gifle, une mésalliance, une vache volée ou un terrain mal borné, ainsi des milliers cas de vendettas sont souvent susceptibles de naître à tout moment », souligne cette première femme juge coutumière en Egypte.


Safaa Assran, première juge coutumière en Egypte, avec une mère qui a perdu son fils et qui s’apprête à faire une omra, après de longues années de tristesse et d’attente de vengeance.

Or, le fait d’être une femme exerçant cette fonction et se mêlant aux problèmes des gens et de leurs conflits est une tâche des plus ardues en Haute-Egypte. Assran a dû faire face aux normes sociales et aux préjugés de genre et a décidé de s’y engager pour en finir avec le « Tar ». « Il faut à tout prix éviter que les choses dégénèrent. Il est vrai que les gens n’ont pas peur de la mort, mais c’est la raison qui devrait prendre enfin le dessus. Mon but est de persuader la famille victime de cesser le conflit. Sinon, le village va sombrer dans un cycle de représailles sans fin. Surtout que personne n’est gagnant dans cette guerre sanglante. Si les familles continuent sur cette voie, elles seront exterminées. La réconciliation est la seule issue pour la réparation et la guérison des blessures du passé », explique-t-elle.

Gagner la confiance des gens

Tout a commencé en 2013, lorsque Safaa Assran, diplômée de la faculté des lettres, département de communication, a assisté comme journaliste à une séance de réconciliation à Dichna, au gouvernorat de Qéna. Il s’agissait de mettre fin à plus de 5 ans de conflits entre deux grandes familles. L’atmosphère était tendue, comme si les deux adversaires se préparaient à une guérilla. Et bien qu’environ 10 000 personnes aient été présentes, y compris des maires, des cheikhs des villages et des agents de la sécurité, ainsi que d’autres hauts responsables, « tous les regards s’étaient tournés vers moi, comme si j’étais une extraterrestre », oubliant l’histoire du conflit. « Il est vrai qu’au début, la situation était déplaisante et susceptible, mais à force d’assister à de nombreuses sessions de réconciliation, j’ai réussi à gagner le respect et la confiance des gens », confie Assran, dont la popularité est montée en flèche. Aujourd’hui, en organisant des réunions tribales ou des séances de réconciliation jusqu’à ce qu’un accord soit conclu, elle est parvenue à résoudre près de 500 vendettas personnelles, grâce à son initiative intitulée « bouclier de la tolérance », lancée sous le slogan « un Saïd sans vengeance », un slogan qui est devenu le nom de l’initiative qu’elle a lancée. Ce qui lui a valu d’être honorée par le ministre du Développement local.

« De nombreux efforts avaient auparavant été déployés pour résoudre le problème, mais mon oncle avait toujours refusé et insisté pour que le sang de son fils soit vengé. Seule Safaa Assran, aux termes de deux mois de rassemblements, de négociations continues et de débats acharnés argumentés et agrémentés de paroles sages, a su comment s’y prendre », raconte Ahmad Mohamed Al-Ousily, issu d’une grande famille qui a vécu une longue histoire sur fond de haine et de rivalité. « Sortir de ce cercle vicieux est un miracle. Le village s’était transformé en un champ de bataille continu. Aujourd’hui, nous pouvons vivre en toute tranquillité et nous allons effacer ce terrible passé », confie Ibrahim Metwalli, un autre habitant d’une bourgade adjointe dont le père et le frère ont été tués.

Briser le cercle vicieux de la vengeance

Car le problème c’est que dans le Saïd, « le Tar ou la vendetta n’est pas une infraction pénale d’occasion ou un simple désir de vengeance, mais une véritable criminalité organisée dont les règles coutumières s’imposent à la vie quotidienne comme de vraies lois. Elle constitue l’un des enseignements éducatifs de la société », explique le sociologue Tamer Chérif, tout en ajoutant que les Tar peuvent durer pendant de longues années, provoquant des morts des deux côtés. Les règlements de comptes sont fréquents entre familles rivales concernent généralement la terre, l’honneur, l’héritage, l’autorité ou autre. Et ce n’est qu’en tuant un membre de la famille du meurtrier qu’un clan peut retrouver son honneur et pleurer son défunt. « La philosophie sous-jacente des meurtres : Al-Tar Wala Al-Aar (la vendetta vaut mieux que l’humiliation), dit le proverbe. Ce qui fait que la vengeance devient chez les membres de la famille de la victime la seule loi en même temps que l’unique moyen de recouvrer leur dignité perdue et de regagner l’estime du village », affirme-t-il. Et bien que le Tar soit prohibé par l’islam, le poids de la tradition semble être le plus fort.


Safaa Assran a réussi à résoudre près de 500 vendettas personnelles grâce à son initiative intitulée « Bouclier de la tolérance », lancée sous le slogan « Un Saïd sans vengeance ».

Le deuil, une tradition

Selon le sociologue, le deuil fait partie intégrante de la vie de l’individu, à tel point qu’une femme saïdie est capable de porter le noir toute sa vie, surtout si elle a perdu un fils ou un mari. Et c’est elle qui élève et pousse ses enfants à la vendetta. Malgré les progrès dans le domaine de l’éducation en Haute-Egypte, le phénomène n’a connu qu’un léger recul d’après des conseils de réconciliation dépendant du ministère de l’Intérieur dans chaque village. « Ce sont parfois même des membres instruits de la famille qui cogitent sur les méthodes du Tar, qui forment ce qu’on appelle l’aile militaire. Ils planifient et choisissent le moment propice. Quant aux riches, ils financent la vendetta », souligne Chérif, tout en assurant que la vengeance a ses règles les plus cruelles : on choisit celui qui est jugé le meilleur membre de la famille pour le descendre, afin de provoquer le maximum d’affliction aux siens. Et celui qui commet le meurtre est souvent l’un des enfants ou des frères du défunt.

Une lueur d’espoir

Mais une lueur d’espoir paraît çà et là. Dans la ville d’Abou-Qourqas, située dans le gouvernorat de Minya, des tirs de joie se sont mêlés aux youyous des femmes qui, dans un élan d’allégresse, ont voulu aussi participer à l’événement. Malgré le refus de nombreuses familles de toute tentative de réconciliation, Assran n’a pas cédé et a persévéré, leur expliquant que les vendettas allaient à l’encontre des valeurs de l’islam, qui promeut le pardon et la tolérance. Seul moyen de rompre le cercle de la violence : organiser une médiation, scellée par une cérémonie de réconciliation au cours de laquelle celui qui doit subir le Tar se rend chez la famille de la victime, portant son propre linceul, un symbole de demande de pardon, mais en même temps prêt à la mort. Le meurtrier peut être gracié par la famille de la victime en traversant le village avec un linceul qu’il déposera aux pieds du chef de la famille rivale, en signe d’excuse.


Le bouclier de la tolérance, une alternative du linceul et un geste symbolique fait à la famille victime en vue de l’honorer.

Or, le port de linceul ne règle pas toujours le problème, notamment quand les deux familles en question se sont entretuées pendant des années et que le bilan est lourd. Parfois, des tueries ont lieu pendant ladite cérémonie. Chose qui a poussé Safaa Assran à avoir recours à l’idée de présenter à la famille victime un bouclier de tolérance (alternative du linceul), afin de laver l’offense et mettre fin à cette rancoeur sans limites. Ce bouclier est signé par de hauts responsables, tels que l’ex-mufti Ali Gomaa, le ministre de la Jeunesse et du Sport Ashraf Sobhy, et le ministre du Développement local Hicham Amna. « L’idée de présenter aux familles victimes le bouclier de la tolérance au lieu du linceul m’a beaucoup aidée à les encourager à mettre fin à l’effusion du sang, à accepter de tourner la page et choisir la voie de la paix et de la réconciliation », affirme Safaa. Mais la mission n’est pas toujours simple. « Il m’a fallu 9 mois pour mettre fin à une vendetta de quatre ans entre trois familles, qui avait fait une dizaine de personnes tuées », raconte Safaa Assran qui insiste à ne jamais abandonner. « Il faut étouffer les querelles dans l’oeuf en apprenant aux jeunes que le sang n’est pas le moyen de régler un différend. Mais les traditions tribales ont parfois la vie tenace. Nous avons besoin d’une véritable révolution pour un Saïd sans vengeance », conclut-elle.

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