Elle court vers un mur de plus de trois mètres, qu’elle grimpe sans aide avant de s’asseoir à son sommet. Elle se déplace le long d’une façade, saute de toit en toit et semble être capable de tout. En fait, lors des premiers essais de Yasmine Abdallah, l’une des pionnières du parkour féminin, elle avait beaucoup de mal à croire qu’à la force de ses jambes et ses bras, elle pourrait grimper un mur qui fait deux fois sa taille. Les bancs, les barrières et les murets sont ses outils. Selon elle, les débuts sont toujours difficiles, mais il faut déjà avoir des mouvements de base, appelés des mouvements de survie. Cette base, Yasmine l’a apprise en commençant à s’entraîner au sein d’une équipe masculine avec des traceurs ou adeptes de cette discipline. Fascinée par l’esthétique des mouvements, elle a commencé ce sport dans un centre de jeunesse au quartier de Tagammoe, près de chez elle, où les filles étaient quasi inexistantes. « Nous étions seulement cinq filles, âgées entre 10 et 24 ans, et issues de la classe moyenne. Nous avons systématisé les entraînements, jusqu’à s’exercer au minimum trois fois par semaine », lance-t-elle, tout en ajoutant qu’on mesure les risques au maximum et on ne fait jamais quelque chose dont on ne se sent pas capable. Ce n’est qu’après dix répétitions du même saut, qu’elle persévère encore, et réussit enfin à s’accrocher avec un bras pour monter sur le toit.
« Le parkour ou le freerun est un sport acrobatique qui nécessite de la réflexion, de la créativité et surtout beaucoup d’entraînement, de courage et de patience. Et ce, afin d’oser sauter tout en réalisant les séquences de mouvements. Or, il ne permet pas uniquement d’entraîner le corps, mais aussi l’esprit. Car la concentration et le fait de ne pas s’exposer à des risques sont indispensables, afin d’éviter des blessures », explique-t-elle.
Sur les blocs de béton et les barres métalliques, cette traceuse saute, tourne, hésite, recommence. « Alors que ce sport est souvent pratiqué en milieu urbain en utilisant ce qu’on trouve sur la route, il s’est développé de façon plus encadrée depuis plusieurs années, dans les salles de sport », poursuit Yasmine, qui a dû créer, en 2017, un groupe strictement féminin, le « Parkour Egypt Ladies », afin d’accueillir un public féminin plus à l’aise.
Les règles de ce sport nécessitent un entraînement spécifique et rigoureux.
Dépasser ses limites
Même son de cloche pour Salma Moustapha, qui pratique par passion le parkour depuis 5 ans au sein du groupe Egyflow, majoritairement composé d’hommes. Ayant entendu parler du parkour par une amie, elle a tenu à voir des vidéos sur Youtube et a commencé à exercer cesport urbain pour se déstresser et évacuer un trop-plein d’énergie. « Pour moi, pratiquer le parkour, c’est essayer de surmonter les obstacles qui se présentent avec prudence tout en se déplaçant avec agilité et rapidité. Cet art du franchissement ne laisse rien au hasard. Il s’agit de maîtriser parfaitement les sauts et les distances, d’où l’importance des entraînements réguliers, rigoureux, et surtout progressifs », affirme cette jeune fille dont la règle d’or est de s’exercer et de ne jamais tenter un saut si l’on n’est pas sûr de soi : en cas de doute, s’entraîner d’abord à même le sol. Puis, sur des distances de plus en plus grandes jusqu’à atteindre l’écart nécessaire pour franchir avec aisance l’obstacle envisagé. « J’ai toujours une appréhension avant de me lancer, mais j’aime les grands sauts. Voler dans les airs donne une grosse impression de liberté », confie Salma Moustapha, qui s’est fait une entorse à la cheville, pourtant, elle est enthousiaste. « Quand je rate un saut, ça me donne encore plus de motivation pour recommencer et y arriver », poursuit-elle.
En effet, le parkour, issu du mot français « parcours », est une pratique qui s’est développée en France au début des années 1990. Depuis, cette discipline, non encore reconnue comme sport en France, a fait le tour du monde avec des adeptes hommes et femmes, comme en Tunisie ou encore en Iran. La Grande-Bretagne a été le premier pays à reconnaître officiellement le parkour comme un sport.
Le parkour apprend à ses pratiquants deux notions essentielles : l’autonomie et la responsabilité de leurs actes.
Des filles qui défient les stéréotypes
Cependant, le parkour n’a commencé à se faire connaître en Egypte qu’au début des années 2000, grâce à des vidéos virales montrant de jeunes hommes exécutant des mouvements acrobatiques impressionnants dans les rues du Caire. Il y en a qui sont très célèbres tels Ramez Amir, Rim Taawil et Mohamed Barbari. Des figures démontrant leurs capacités physiques et mentales avec une aisance déconcertante. « Au début, les Egyptiens avaient des réactions mitigées vis-à-vis de ce sport. Certains ne le considéraient pas comme un sport et le percevaient comme un groupe de personnes qui s’amusent, d’autres s’inquiétaient de la destruction de biens publics », explique Mohamed Omran, entraîneur de parkour, tout en ajoutant que ces dernières années, cet art de déplacement ne cesse de rencontrer un grand succès auprès de jeunes filles et femmes. On les voit s’approprier le mobilier urbain en exécutant des prouesses invraisemblables devant les yeux ébahis des gens. Pourtant, ce n’est pas simple pour les filles qui doivent faire face à de nombreux défis, à savoir les stéréotypes, les contraintes sociales des genres, en particulier le concept de féminité, ainsi que les restrictions familiales. Alors que les hommes peuvent le pratiquer dans les rues, comme c’est censé se faire, les filles choisissent des lieux où il y a moins de monde, comme les clubs et les parcs. « Lors de grands rassemblements, ce sont les garçons qui occupent l’espace. Les filles ont plus de mal à trouver leur place et à s’imposer. Sans oublier que les gens n’ont pas l’habitude et n’acceptent pas l’idée que des filles puissent faire du sport et pratiquer des mouvements masculins, voire dangereux, et encore moins dans la rue », souligne Nadine Alaa, l’une des freerunners qui se rappelle le jour où un homme lui a dit que ce n’est pas un sport fait pour les femmes, étant donné que l’effort physique, la détermination, la capacité de se mouvoir librement dans l’espace semblent être pour plusieurs anti-féminins. Israa Rehan, 20 ans, raconte avoir quitté un parc où elle s’entraînait à cause d’un groupe de garçons qui se sont moqués d’elle et de ses amies et les ont filmées avec leur téléphone portable. Aujourd’hui, elle tient à s’entraîner au club Fight & Parkour Factory, situé dans le quartier de Madinet Nasr. Mais le plus souvent, Israa est accompagnée de son frère aîné pour éloigner les gêneurs.
Le parkour, ou « art du déplacement », est une discipline sportive née dans les années 1990, qui consiste à courir, sauter et grimper en s’adaptant à l’environnement urbain.
De la force physique, mais aussi de la ténacité
Une ténacité et une volonté admirées par Mohamed Omran, entraîneur de parkour, qui loue les efforts de ces filles qui font de leur mieux pour être les meilleures, malgré le danger. « Rien n’empêche les femmes de réussir aussi bien que leurs homologues masculins dans le parkour. Elles s’entraînent dur pour réussir des mouvements difficiles », explique-t-il. Et d’ajouter : « Souvent, les femmes sont considérées comme fragiles, émotives et moins capables d’effectuer un effort physique. Pour moi, il n’y a pas de différence. Les femmes sont capables de faire la même chose que les hommes. Citons par exemple, le climb-up, qui est un mouvement nécessaire pour se hisser en haut d’un mur. Il demande beaucoup de force dans les bras, mais aussi de coordination et de technique ».
Selon lui, la force demandée sera acquise à travers l’entraînement et un manque de force peut être en partie compensé par une meilleure application de la technique et une bonne coordination. La force est un aspect important de la pratique, mais elle s’acquiert peu à peu et elle n’est pas la seule qualité qui entre en jeu dans la pratique du parkour. « Mes parents ont rejeté l’idée au début, croyant que ce sport n’est pas féminin et très dangereux. Mais peu à peu, ils ont aimé l’idée et ont commencé à l’accepter, notamment lorsqu’ils ont vu que je pouvais bouger et sauter avec agilité et souplesse », déclare Sarah Ayoub, traceuse. Et d’ajouter : « Tout le monde peut être blessé quand on fait d’autres sports, et on n’est jamais à l’abri d’un accident ».
Des filles qui sautent les murets, montent sur les murs et font des acrobaties dans la rue.
Malgré tous ces obstacles, les femmes affirment que le parkour leur permet de gagner un peu de liberté et beaucoup de confiance en elles. « C’est la meilleure forme de self défense qu’une femme puisse avoir lorsqu’elle marchera ou courra seule. Lorsque je pratique le parkour, je suis heureuse et je sens que je suis libre et que je peux résoudre tous mes problèmes », souligne Mariam Ahmed, une autre traceuse, tout en assurant que l’Egypte n’est pas le seul pays arabe à posséder une équipe de parkour féminin : aux Emirats arabes unis, au Maroc et au Liban, plusieurs femmes tentent l’aventure. « J’espère devenir un jour coach de parkour féminin, afin d’inspirer d’autres femmes à briser les frontières de la société », conclut-elle, tout en faisant allusion à l’hashtag « #she can TRACE » lancé à Londres, afin d’encourager les femmes de tous horizons et de tous niveaux à partager leurs progrès et à bouger sans avoir peur du jugement ou de l’échec.
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