Elle est maigre, voire squelettique et filiforme. Nardine Adel, 25 ans, mesure 1,73 m pour 45 kilos. N’ayant aucun mal à rentrer dans un petit 34, elle nage même dedans. Pourtant, elle ne souffre d’aucun trouble alimentaire, ni d’anomalie au niveau hormonal, ni du ver solitaire, ce parasite qui se loge dans l’intestin grêle et pouvant être à l’origine d’une perte de poids. Selon son médecin, elle a un métabolisme élevé et son corps brûle rapidement les calories. Or, sa morphologie a longtemps été pointée du doigt par son entourage et ses amis. « A l’école, on me faisait traiter de ficelle, de cadavre sans forme ou d’un sac d’os. J’ai subi des brimades, j’ai écouté des blagues qui se répètent et finissent par faire mal », se souvient-elle. Au début, Nardine ne se rendait pas compte qu’elle était si maigre mais, au fur et à mesure des remarques, ça a commencé à la complexer. « Lorsque je me regarde dans le miroir et que je vois que j’ai la peau sur les os, ça me dégoûte. Je n’ai pas vraiment de forme, une petite poitrine, de petites fesses et j’aimerais avoir plus de formes féminines. Ce n’est pas joli, une femme sans rondeurs, et ça ne plaît pas aux hommes ! », se plaint la jeune femme. Après avoir exploré toutes les pistes, le verdict est tombé : son médecin lui apprend qu’elle est frappée de maigreur constitutionnelle. Autrement dit, une maigreur naturelle, génétiquement programmée, sans problème de santé.
Lorsque l’indice de masse corporelle est inférieur à 18,5, la personne est jugée souffrant de maigreur excessive. Et ce n’est pas toujours facile. Craignant le regard des gens dans la rue, Nardine tient à sortir souvent en jean et sweat-shirt ou autres vêtements amples pour camoufler la maigreur qui la stigmatise. Ayant marre des remarques de son entourage sur son poids, elle s’éloignait des conversations et des groupes, afin d’éviter de parler d’elle, de se sentir mal à l’aise.
Nardine raconte avoir recours à des médicaments pour prendre du poids, augmenter sa confiance en soi et se sentir appréciée en société. Chose qui assure bien une certaine croyance populaire associant les rondeurs à la bonne santé. « Dans ma famille, le fait d’être mince est automatiquement synonyme de fragilité et de maladies », confie-t-elle. Depuis, elle s’est imposé des repas hypercaloriques, des grignotages et s’est gavée comme une oie, ajoutant du gras dans ses plats et mangeant des fast-foods dans l’espoir de prendre un peu de poids. En vain. Malgré les sucreries et les chips, l’aiguille de la balance ne frémit pas et sa courbe de poids reste désespérément trop basse. « Tout ce que j’ai obtenu, c’est un petit ventre très disgracieux », se plaint-elle.
Plus difficile de grossir que de maigrir
Idem pour Rania Kamal, 28 ans, qui n’est pas satisfaite de sa forme et qui souffre de sa petite poitrine et ses fesses trop plates. « Je suis au maximum de mon poids, soit 44 kilos pour 1,80 m. J’aimerais grossir, mais comment faire ? », se demande cette mère d’un enfant, qui a hérité son biotype de son père qui était plutôt grand et mince. Pour elle, les moqueries sur sa silhouette très fine ont toujours fait partie de son quotidien. « Etant enceinte, je me souviens des remarques déplaisantes telles que : Tu es plate comme une planche à pain ... Est-ce que tu manges ? … Et quand j’ai le malheur de dire qu’il est difficile de prendre du poids que d’en perdre, on me fusille du regard, me rit au nez et essaie de me faire comprendre que ce n’est pas pareil, en disant : De quoi te plains-tu ? Tu as de la chance, c’est mieux que d’être grosse. Tu n’as juste qu’à manger plus, rien n’est plus facile que de grossir », raconte Rania, tout en ajoutant que les gens ne comprennent pas que dire à une femme qu’elle est maigre c’est aussi blessant que de dire à une femme qu’elle est grosse.
Nardine et Rania ne sont d’ailleurs pas les seules à s’être déjà senties stigmatisées pour leur minceur. En effet, dans notre société, la minceur a été érigée en modèle par les publicitaires, la presse, la mode. Au point d’en faire un objectif souvent inavoué. Les personnes qui ne se battent pas particulièrement pour être minces et le sont naturellement sont alors moquées par celles qui se donnent du mal pour garder la ligne. Cependant, loin des considérations de minceur à tout prix qui plombent le moral de plusieurs femmes et jeunes filles, certaines sont en quête de kilos superflus. Dans les salles d’attente des diététiciens nutritionnistes, elles se font bien sûr plus rares que celles qui souhaitent perdre du poids, mais elles existent. Métabolisme qui brûle rapidement les calories ou petit appétit, de jeunes filles désirent afficher des rondeurs pour améliorer leur santé ou se sentir femme et apprécier leur corps.
Pour le diététicien nutritionniste Amr Al-Béheiri, elles représentent 3 à 4 % de ses patientes. « Dans mon cabinet, elles sont souvent jeunes, et consultent parce qu’elles présentent des soucis de santé : comme elles ne prennent pas de poids quoiqu’elles mangent, elles se nourrissent mal et présentent des problèmes intestinaux, des aménorrhées, des soucis de peau ou de cheveux », remarque-t-il.
Clichés de la féminité
Or, ce ne sont pas seulement les plus filiformes qui fréquentent le cabinet de ce diététicien. « D’autres femmes fines ne présentent pas une maigreur préoccupante médicalement, mais désirent avoir plus de rondeurs, une poitrine plus généreuse pour plaire aux hommes. Ici le souci est un problème de regard sur soi », explique Amr Al-Béheiri. Un avis partagé par la sociologue Samia Salah qui parle de la séduction comme principal indicateur pour comprendre cette tendance chez certaines femmes à vouloir grossir. « Les normes fixées pour déterminer la beauté ont changé à travers les époques. Autrefois, la tendance était d’acquérir une corpulence censée mettre en valeur la féminité dans une stratégie de séduction », souligne-t-elle, tout en ajoutant que le fait que certaines femmes utilisent des médicaments pour doper leur corps puise ses racines dans notre inconscient collectif, puisque dans notre histoire, les hommes sont réputés par le fait d’apprécier les femmes rondes. Autrefois, explique-t-elle, la femme belle devait être grosse et son corps devait refléter la richesse et la satiété de sa famille. Sinon la femme n’est pas apte à gérer un foyer et enfanter. Mais aujourd’hui l’Occident a imposé son diktat de mode et a fait de la belle femme une réplique de Barbie.
Et bien que l’obsession de la maigreur existe, les blogs, les forums et les questions relatives à la prise de poids abondent sur les réseaux sociaux. Pour grossir, certaines femmes ont recours à la chirurgie esthétique, comme les injections de graisse et la pose de prothèses. D’autres encore, moins fortunées ou plus craintives, optent pour les produits naturels qu’elles se procurent en général chez le attar du coin, faisant appel à des potions magiques traditionnelles telles que le mifataqa ou mirabbet kharaz al-baqar, (composé de mélasse, fenugrec, patate, levure et amande), beurre de cacahuètes, moghate, ainsi que d’autres pour prendre du poids.
Des dérives
Effet de mode ou de conformisme sociétal ? La prise de poids par le biais de comprimés, sirops, pommades, injections, poudre est devenue banale et semble inquiétante. La promotion de ces produits sur les réseaux comme TikTok et Instagram fait des millions de vues et des centaines de commentaires de gens voulant s’en procurer et d’autres qui, au contraire, essaient de sensibiliser et conscientiser de potentielles candidates. « Ma cousine est morte l’an dernier à cause de comprimés et de sirops pour grossir. Elle en a pris pendant des mois pour préparer l’arrivée de son mari, qui revenait de l’Angleterre. Après son décès, le médecin nous a expliqué qu’elle était devenue diabétique à cause de ces produits », confie Sarah Mostafa d’une voix étranglée, qui apprécie le fait de se sentir bien dans son corps quand il ne correspond pas aux normes de beauté érigées en modèle. « C’est forcément plus simple pour moi que pour une personne obèse. Par exemple, je trouve facilement de quoi m’habiller et je ne suis jamais stressée à l’idée de ne pas rentrer dans un siège à bord d’un avion ou dans le métro », dit-elle en riant.
Entre le culte du corps mince prôné par les médias et les études qui font état de maladies graves liées à l’obésité, il semble difficile de trouver un juste milieu.
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