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Une palette qui s’adresse à l’âme

Dina Kabil , Dimanche, 16 avril 2023

Le livre de l’artiste Nazli Madkour reprend son itinéraire de peintre égyptienne qui s’est épanouie en dehors des voies de l’académisme et qui a réussi à imposer sa voix autonome. Tour d’horizon.

Une palette qui s’adresse à l’âme
Nazli Madkour passe d’une phase à l’autre sans coupure.

Dès le début du livre, le lecteur pourrait déduire de quel type d’artiste il est question. La couverture de l’ouvrage n’est qu’une toile de Nazli Madkour, provenant de sa série de peintures florales, et l’exergue dit long sur sa recherche jamais assouvie dans le temps et l’espace. Car Nazli Madkour a toujours plongé dans l’univers intérieur à la frontière de l’expressionnisme et de l’art abstrait. « Mes oeuvres illustrent une weltanschauung révélant un équilibre spécifique, entre ordre et chaos, entre raison et sensibilité, entre réel et imaginaire », écrit l’artiste, comparant ses tableaux à des textes qui suggèrent diverses lectures et interprétations, laissant toutes les options ouvertes.


Les appels de la terre et ses couches géologiques.

C’est cette liberté qu’elle donne aux observateurs qui caractérise son oeuvre. Depuis ses débuts en 1981, ses thèmes préférés tournaient autour de la femme, mais surtout de la nature, que ce soit le désert ou le paysage rural. Elle s’est aventurée, en expérimentant des médiums et des techniques assez variés et en ajoutant des éléments intrinsèques au thème abordé, tels que le sable, le papyrus, le papier mâché, les cordes et la pâte à modeler.

L’artiste n’a jamais présenté des copies conformes ou de simples contemplations de la nature, mais plutôt des couches de couleurs accumulées et des éléments de collage, en parallèle avec les strates du cosmos. Ces accumulations font référence à des ères et siècles passés, remontant à une Histoire lointaine. Car Madkour pense que « le contenu théorique et philosophique d’une peinture exige d’être totalement transmis par sa matérialité ». Mais combien de fois a-t-on perdu le souffle en regardant les couches de rocher ou de sable qui s’incrustaient sur les surfaces de ses toiles ? On a souvent opéré un va-et-vient continu entre les contrastes de la surface de l’oeuvre et le monde intérieur ou inconscient de l’artiste-peintre.

Le livre illustre par de jolies photos les différentes phases traversées par Nazli Madkour. Il est réparti en deux sections. D’abord, une introduction, signée par le peintre et critique Ezz Eldine Naguib, suivie d’une étude par le critique iraqien Farouk Youssef ; c’est la partie écrite en arabe. Ensuite, une deuxième section, rédigée en anglais, relate la biographie de l’artiste et les différentes phases de son travail, allant de la narration et du figuratif à ses débuts vers l’abstraction. On passe par la période de Voyage intérieur (1993-2004) abordant les strates de la terre, ses couches géologiques, celle de la figuration, jusqu’à parvenir à l’abstraction entre 2004 et 2009, reflétant une sorte de fragmentation. Puis, on arrive aux peintures florales 2010-2022, où elle atteint la sagesse de réduire et de condenser pour arriver à l’essence. Tout un chapitre est consacré à une série de toiles réalisées par Madkour, afin d’accompagner le récit du Nobel égyptien Naguib Mahfouz, Les Nuits des mille nuits, dans une édition luxueuse produite par Limited Edition Club.


Une peinture au féminin.

L’ambiguïté subtile de l’abstrait

Mais plus important encore est l’interview avec Nazli Madkour effectuée par Maie Yanni. Deux artistes amies de longue date dont la conversation vivante permet de comprendre de plus près la philosophie de son oeuvre, son évolution, sa conception du monde et de découvrir le côté poétique qui émerge de ses répliques. En réponse à la question de Yanni autour de son déplacement vers l’abstraction, Nazli Madkour explique : « Mon travail artistique s’est fermement orienté vers l’abstraction et l’expressionnisme abstrait en parfaite harmonie avec mon développement philosophique interne. Je n’avais jamais été trop préoccupée par la narration dans l’oeuvre artistique. En revanche, j’ai toujours trouvé refuge dans la recherche philosophique des grandes idées abstraites. La représentation picturale était une zone de confort, mais elle est vite tombée à l’eau lorsque j’ai essayé de transmettre ce que je voulais vraiment communiquer. J’ai besoin de défier mes sentiments dans un langage plus libre (…) L’abstraction introduit de nombreuses ambiguïtés dans l’oeuvre et laisse remonter l’intérieur à la surface (…) Je n’ai peut-être jamais eu l’intention de peindre des fleurs, des déserts, des maisons de campagne ou même des femmes, c’est plutôt leur effet que je voulais saisir ».


Série florale entre 2010 et 2022.

De là, on comprend que le côté esthétique de la toile, la beauté qui en émane, n’est qu’une partie de son univers intérieur. Quel que soit le sujet, c’est « l’état d’âme » qui compte pour l’artiste.

Ses diverses périodes artistiques ne sont pas tranchantes, mais le secret réside dans cette évolution intérieure ressentie d’une phase à l’autre. A la phase florale par exemple, qui s’étend de 2010 à 2022, elle dépasse les compositions florales connues placées dans un cadre ou intégrées dans un paysage de la nature, pour présenter des compositions quasiment abstraites qui s’imposent avec leurs coloris et occupent l’espace de la toile. Elles n’ont ni début ni fin, comme si elles étaient relevées du paysage, comme s’il s’agissait d’un détail tiré d’une grande toile, d’une séquence d’une longue histoire ou d’une bribe de vie. En regardant de plus près cette période florale pendant les 12 dernières années, l’on découvre que les fleurs qui peuplent la surface de la toile ne sont que l’évolution naturelle des maisons d’autrefois ou des étendues de désert rythmé par la topographie rugueuse ou lisse. Telle un(e) alchimiste, Nazli Madkour cultive son jardin de fleurs, recourt aux couches du passé, aux strates de coloris denses, joue avec les contrastes et nous invite à partager les sentiments qu’elle laisse flotter sur la surface.

Nazli Madkour, aux éditions Al-Karma, 2023.

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