Les mains dansent, les doigts filent et les gestes se répètent inlassablement dans une maîtrise parfaite. Ceux des femmes tisseuses du centre d’art Ramsès Wissa Wassef, situé au village de Harraniya, à quelques kilomètres des pyramides de Guiza. En mariant art, expression et créativité, elles ne cessent de construire le succès et l’engagement au féminin en tissant des tapis dont la beauté et l’authenticité n’ont pas d’égal. On dirait de vraies artistes qui ont fait preuve d’un génie créateur et d’un savoir-faire exemplaire.
Nadia Mohamad est un exemple parmi d’autres. Une sexagénaire qui a passé toute sa vie à tisser des tapis. Une activité à laquelle elle s’est initiée dès l’âge de 10 ans. Les fils de chaîne et les fils de trame sont des toiles sur lesquelles Nadia peignait de magnifiques tableaux, des tapis riches en couleurs et ornés de différents dessins. Un travail minutieux et long qui demande de la rigueur et de la patience. Le tissage est composé de gestes simples mais répétitifs. Chaque fil de laine préalablement coupé est noué un à un à la main. La tisseuse donne vie au tapis en s’inspirant de sa vie personnelle et de ses émotions pour composer un tapis avec les formes et les couleurs souhaitées. « Au cours des premières années de ma fréquentation de ce centre, j’ai appris à rêver, à être patiente et à aimer le travail et l’art que je produis. Aujourd’hui, quand quelque chose croise mon imagination, je n’arrive pas à dormir la nuit avant de planifier comment je vais la représenter: les couleurs choisies, les dimensions, les éléments qui y seront présents, les motifs décoratifs. Je dessine tout le tableau dans ma mémoire. Une fois ce processus terminé, je tourne la tête et je commence mon sommeil », explique Nadia, qui possède un don inné pour imaginer des designs originaux, exquis même, ainsi qu’une maîtrise du choix des couleurs. Elle travaille sans copie ou dessin préalable autre que l’imagination d’un produit final qu’elle ne pourrait voir qu’après son achèvement après des mois de travail. Et d’ajouter: « Ici, on voit la nature, on l’imagine puis on la transforme en dessins par des textures. Et chaque tapis raconte une histoire ».
Loin d’un système éducatif qui bride la créativité propre à chacune et ne lui permet pas de s’exprimer, Nadia, ainsi que ses camarades, tissent d’inspiration de prodigieux bestiaires, une profusion d’arbres et de fleurs stylisés aux formes idéales qui ne doivent rien à l’imitation et tout à une décantation des sensations visuelles chez des êtres ingénument créateurs. Leur travail, certes plus lent, est vivant, inspiré de scènes rurales, de la vie quotidienne dans les villages et de la flore environnante. Les couleurs sont plus chatoyantes, car la laine absorbe les pigments colorés avec force. « Cet art est un talent et une source de revenus dont nous ne pouvons pas nous passer. Il coule maintenant dans notre sang, parce que nous l’avons appris quand nous étions jeunes », souligne Nagah Al-Sayed, 57 ans. Sa tapisserie s’intitule « Village Life ». On y trouve une foule de détails sur les joies de la vie de village. Les animaux, en particulier les oiseaux, y occupent une place très importante (dans l’air, sur l’eau, dans le feuillage des arbres). « Chacune de nous a son propre style, passe par des phases différentes et évolue selon son humeur », précise-t-elle, tout en ajoutant que le centre les emmène dans des excursions sur le Nil, à Louqsor et au Caire. Elles observent, s’imprègnent de nouveaux paysages, tissent leurs préférences et laissent s’épanouir leur imagination. C’est pour ce qu’il n’y a pas de délai ou de temps précis pour finir une tapisserie. En réalité, les tisserandes de Harraniya suivent le concept d’art brut, ne pensant ni au spectateur, ni au gain matériel. Elles pratiquent simplement ce qui libère leur talent.
Une véritable oeuvre d’art digne des plus grands designers contemporains, innée et inspirée de la nature locale environnante. (Photo : Amir Abdel-Zaher)
De l’art instinctif
En effet, Nadia et Nagah n’avaient aucune idée sur le tissage. Elles sont analphabètes et ne savent même pas tenir un crayon pour dessiner. Pourtant, elles ont réussi à développer un artisanat artistique en produisant des tapisseries d’une grande notoriété. Autrement dit, ces tisserandes font partie de la deuxième génération introduite en 1974, lesquelles étaient surveillées par Suzanne, fille du célèbre architecte Ramsès Wissa Wassef. Elles étaient à l’époque des enfants, d’à peine 8 et 10 ans, qui jouaient dans la rue. « Mon père était convaincu qu’en tout être sommeille un artiste. Et qu’il suffit, pour l’aider à développer ce don inné, une énergie créative qu’il a en lui, de l’initier dès son plus jeune âge à une pratique artisanale », lance-t-elle. Une conviction qui était à l’origine du grand projet de la vie de son père: la fondation du centre d’art destiné à offrir aux enfants défavorisés une formation artisanale dans des conditions propices à libérer leur créativité. Depuis, Wissa Wassef a commencé à réunir quelques enfants de 10-12 ans et à les former à l’artisanat et à l’art de la tapisserie, en leur mettant entre les mains des métiers, des fils colorés, et en leur laissant carte blanche. La philosophie derrière: laisser les enfants s’exprimer à travers les fils sur leur trame, pour que leur vie de tous les jours, leurs émotions, transparaissent. Il a imposé trois règles: pas de copies, pas de brouillons, pas d’interventions ou de critiques de la part des adultes. « Cette pédagogie a la singularité de ne pas utiliser l’artisanat comme activité économique, mais véritablement s’intéresser à sa caractéristique artistique, pour sortir les enfants de leur condition : en se trouvant devant une trame à devoir se débattre contre un fil et un cadre, les enfants gagnent en confiance, se sentent rapidement fiers de leurs résultats », confie Suzanne, tout en assurant que son père a choisi le tissage parce qu’il trouvait une combinaison équilibrée de l’artisanat et de la création artistique qui affecte le corps aussi bien que l’âme.
Résultat: le projet a également eu un fort impact sur la communauté. Il a transformé la vie des villageois et a apporté prospérité, éducation, estime de soi et a amélioré le statut de la femme. Aujourd’hui, le centre regroupe les membres de 35 familles dont la vie dépend de la tapisserie. Chaque tisserande touche 30% du prix de son oeuvre, et les 70% qui restent sont consacrés au centre, pour couvrir ses dépenses dont, entre autres, les matériaux nécessaires.
Les teintures utilisées sont issues de plantes comme la garance pour le rouge, l’indigo pour le bleu et le réséda pour le jaune. (Photo : Amir Abdel-Zaher)
Patience et créativité
Laver la laine, la démêler, la peigner, la filer, tout un travail de fourmi mené courageusement par ces femmes artistes. Le tissage pour elles était un espace de liberté et de créativité où elles racontent librement leur vie à travers les motifs et les couleurs. Assise devant son métier à tisser traditionnel, Sabah Ragab, 52 ans, commence le cardage pour travailler le fil de trame qui doit être très résistant. C’est à l’aide de deux planchettes en bois hérissées de clous qu’elle travaille les fibres de coton plus fines, plus courtes et aux tons plus pastel, les fibres plus longues sont peignées et sont destinées à la chaîne. Les deux peignes sont utilisés pour séparer le coton. Après une trentaine d’années de travail, Sabah est devenue une lissière expérimentée, elle façonne ainsi le coton à sa guise. Sa tapisserie raconte la scène d’une foule grouillante autour de palmiers-dattiers et les pas lourds des hommes qui rentrent des champs. Une sobriété des motifs qui se marie parfaitement avec la richesse des coloris. Un savoir-faire digne des plus grands designers contemporains, inné et inspiré de la nature locale environnante. C’est un monde inconnu qui se révèle, fascinant de beauté, de créativité et d’intelligence pratique. « Nous avons reçu le temps et l’affection nécessaires pour grandir et exprimer la créativité, et finalement devenir des artistes à part entière, reconnus internationalement », affirme Sabah. Idem pour Nadia qui se dit fière d’avoir rencontré la princesse Diana. Sur le métier à tisser adjacent, Mona Ali, une autre lissière, décrit sa relation avec le travail comme une joie indescriptible, un sentiment d’avoir réalisé une belle tapisserie qui n’est jamais née de nulle part, voire une partie de sa vie. « Quand je vois le tapis dans sa forme finale, j’ai l’impression de le voir pour la première fois, pendant le travail, je ne vois que les cordes », dit-elle.
Un trésor en voie de disparition
Les tapisseries de Harraniya ne cessent de gagner une grande célébrité. Certaines sont désormais affichées dans des galeries à travers le monde, d’autres sont exposées au British National Museum ou au Quai Branly comme représentants de l’art de la tapisserie égyptienne moderne.
L’art du tissage, une illustration du génie de ces femmes. (Photo : Amir Abdel-Zaher)
Cependant, les tapisseries exécutées par les tisserandes actuelles sont différentes de celles des années 1950, 1960 et 1970. Les anciennes étaient plus naïves et reproduisaient surtout des scènes du quotidien rural. L’évolution des styles et des thèmes est indéniable. Elle accompagne les changements de vie et d’environnement. Car, même si le centre est toujours au sein du même village, ce dernier s’est transformé. Il a perdu son charme rustique et pastoral, avec la construction qui s’accélère de bâtisses bétonnées. « Aujourd’hui, ces femmes artistes s’inspirent plus de l’abondante végétation du grand jardin et des plantations qui entourent notre centre. Cela donne des compositions largement florales et certainement plus sophistiquées qu’avant, mais toujours réalisées avec une fantaisie et une singularité propre à chacun », explique Suzanne, tout en ajoutant que les techniques du travail sont inchangées, ainsi que les teintures utilisées. « L’ingéniosité de mon père l’a amené à cultiver dans son jardin des plantes tinctoriales, employées depuis le IVe siècle. Des plantes permettant, grâce aux pigments contenus dans leurs fleurs, leurs feuilles, leurs racines, etc. de fabriquer les teintures dont il avait besoin pour les fils de tissage, comme la garance pour le rouge, l’indigo pour le bleu et le réséda pour le jaune », raconte-t-elle. Et de conclure: « Malheureusement, c’est la dernière génération de tisserandes. Cet artisanat est lent à réaliser et les jeunes d’aujourd’hui n’ont ni patience ni persévérance ». Quel gâchis !
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