« Laziz » (délicieux), lit-on sur un grand panneau à l’entrée d’une boulangerie ouzbèke, située au quartier de Madinet Nasr. Au premier abord, on se sent dérouté, car tout change : les faciès et les dialectes. Autrement dit, en s’approchant de la boulangerie, en regardant les gens passer et en les entendant parler, on oublierait presque qu’on est en Egypte. Et on se sent emporté dans un pays d’Asie centrale. « La tradition du pain ouzbek est particulièrement riche. Où que vous vous baladiez en Ouzbékistan, vous voyez des gens qui font du pain, qui en vendent et qui en mangent. C’est une nourriture sacrée, il n’y a pas de repas servi sans non ou lepeshka, comme on le nomme. C’est l’essence de la vie, et il nous suscite une profonde bouffée de nostalgie », lance Houzayfa, un étudiant ouzbek venu en Egypte pour étudier la charia à l’Université d’Al-Azhar. Et d’ajouter : « Du nord au sud, d’est en ouest, chaque région a son pain. Renflé comme celui de Tachkent, arrondi et ressemblant à un gigantesque bagel comme celui de Boukhara et Samarcande, ou aplati comme celui de la vallée de Fergana, mais toujours décoré ».
En fait, tout a commencé il y a deux ans, lorsque cet étudiant, originaire de la ville de Boukhara située dans le sud-ouest de l’Ouzbékistan, a décidé avec ses camarades d’ouvrir une boulangerie, un petit projet pour leur permettre de gagner leur vie et de suivre leurs études à Al-Azhar. Il raconte que malgré des débuts encourageants, il restait prudent. « Je ne m’attendais pas tant à cela, mais c’est fait ! Aujourd’hui, le pain ouzbek a commencé à se tailler une part de marché à Madinet Nasr », affirme Houzayfa, non sans fierté.
Mais pourquoi une boulangerie ouzbèke ? Car selon lui, « non », un pain ouzbek, est très saint. « En Ouzbékistan, il se trouve sur toutes les tables et se partage à chaque occasion. Il n’est jamais coupé au couteau, il est cassé en morceaux à la main, car d’après la légende, un couteau peut offenser le pain. Et on ne le place pas à l’envers, avec son côté plat vers le haut, c’est irrespectueux », dit-il.
Des « samsa » mi-collés au mur du tandir (four en argile). (Photo : Hassan Ammar)
Un art et des coutumes
Et ce n’est pas tout. Le pain, c’est à prendre au sérieux ! Il existe nombre de coutumes et de croyances liées au pain ouzbek. Celui qui entreprend un long voyage doit croquer et manger une petite partie de galette et la famille doit la garder soigneusement jusqu’à son retour. Il y a aussi la tradition de « la casse de la galette » : dès que les parents des futurs jeunes mariés se mettent d’accord au sujet de leur mariage, ils cassent la galette, afin de confirmer leur accord. Car, pour les Ouzbeks, les serments les plus sérieux sont faits sur du pain, et rompre un tel serment est la pire chose au monde !
Devant Houzayfa sont alignées de nombreuses boules de pâte, pesant chacune 350 g. Il en prend une et commence à en rouler puis l’aplatit, alors que son assistant Saleh estampe le centre et la partie extérieure avec divers tampons de pain appelés « chekich », tandis que Hamza chauffe le four « tandir » et détermine la température : si le four est trop chaud, le pain ne collera pas, et s’il n’est pas assez chaud, le pain ne se détachera pas du tandir. Avant que le pain ne soit mis à l’intérieur du four, Hamza frotte une petite quantité d’eau sur le fond du pain, afin qu’il adhère mieux aux parois du four. Puis, à l’aide d’un chiffon pour saisir le pain, il colle pain après pain jusqu’à ce que chaque centimètre carré du four soit rempli. On dirait que c’est une cuisson acrobatique. Vingt minutes après, Hamza utilise une longue perche et un panier en bois pour décoller les pains dorés des parois. Une fois le pain cuit, Hamza récupère les galettes brûlantes et les sert aux clients, des Ouzbeks bien sûr, mais aussi des Egyptiens.
Tous les matins, une centaine de galettes sont cuites dans la boulangerie. (Photo : Hassan Ammar)
Certains d’entre eux n’attendent même pas de sortir de la boulangerie pour en manger et dégustent les galettes alors qu’elles sont encore chaudes. « Le pain ouzbek est un délice et c’est ma boulangerie préférée. Regardez ces galettes dorées bouffantes récemment sorties du four qui ont l’air de faire signe d’être avalées chaudes sans attendre qu’elles se refroidissent », dit Riham, une cliente fidèle qui a fait découvrir ce pain à tout son entourage. Elle apprécie également les samsa, de petites boulettes farcies de viande hachée ou de poulet effiloché avec beaucoup d’oignons et cuites sur les parois de fours. Idem pour Moustapha, qui vient spécialement d’Héliopolis pour acheter le pain et les samsa. « Tout ce qu’ils font est très bon et j’ai envie de tout goûter à chaque fois. Non seulement le pain est de bonne qualité et d’un excellent goût, mais aussi le prix est abordable, à savoir le pain est vendu à 5 L.E. et la samsa à la viande à 15 L.E., celle aux poulets à 10 L.E. ».
Secrets du chef
Farine, eau, levure, sel. D’une composition sommaire, le pain est loin d’être un simple aliment. Obtenu par cuisson de la pâte, au four traditionnel, ou four à pain, ou par d’autres méthodes. Commercialisé depuis des siècles, il représente l’aliment populaire présent à toutes les tables quotidiennes et en toutes occasions en fidèle accompagnateur des repas, et parfois à la base de ces derniers. Et dans chaque région ou pays, le pain a son goût, sa forme et sa recette uniques.
Pour rien au monde, Adel Moustapha ne manquerait une visite à la boulangerie de Am Abbas Al-Iraqi, où il se délecte du pain plat iraqien fraîchement sorti du four. Quand on parle des pains iraqiens, il est impossible de ne pas penser au khobz tannour. Entrer dans cette boulangerie, également située au quartier de Madinet Nasr, éveille les sens. Dès l’ouverture de la porte, les effluves de pain chaud enivrent et l’odeur irrésistible met l’eau à la bouche. Dès son lancement il y a 15 ans, la boulangerie ne cesse de connaître un large succès auprès des habitants du quartier. Dans une sorte de danse aux mouvements bien précis, le boulanger saisit une boule de pâte, la pétrit sur une planche puis la place ensuite sur les parois intérieures d’un tannour (four en argile), grâce à une longue pince. De forme circulaire, le pain de Am Abbas fait une vingtaine de centimètres de diamètre et environ 2 centimètres d’épaisseur. Il est caractérisé par les bulles d’air qui apparaissent sur sa surface durant la cuisson. « Le khobz tannour a toujours été présent dans la culture culinaire du Moyen-Orient. C’est un élément de base du repas, servant de lien entre tous les plats et les différentes saveurs », souligne ce boulanger sexagénaire, tout en ajoutant qu’au Moyen-Orient, il est commun de se servir du khobz à la manière d’un couvert, en le repliant sur lui-même pour attraper des morceaux de nourriture et les placer dans la bouche. On aime aussi le tremper dans des sauces ou des entrées, comme du hommos (sorte de purée de pois chiche) ou du baba ghanouj (purée d’aubergines).
Le « khobz tannour » est aux Iraqiens ce que le baladi est aux Egyptiens. (Photo : Hassan Ammar)
Des clients enthousiastes veulent essayer le sammoun, l’un des fleurons de la boulangerie iraqienne. Ces sammoun, en forme de losange, utilisés essentiellement au petit-déjeuner, sont fourrés dans de grands sacs en plastique par le boulanger qui les retire, poignée par poignée, de grands plateaux qui, tout au long de la journée, les accueille, fournée après fournée.
La concurrence dans le quartier de Madinet Nasr est grande : les boulangeries ouzbèke et iraqienne ne sont pas les seules. Autre scène, autre image. Faire la pâte, lancer le pétrin … Les gestes sont précis, les tâches multiples. Mais qui n’a jamais goûté le pain syrien ? Pour dominer la concurrence et conserver l’avantage, Abou-Ahmad, propriétaire de la boulangerie, a choisi de se spécialiser dans le pain saj (une plaque de fer), ce pain plat oriental idéal pour la chawerma et toutes sortes de tacos et sandwichs. Ouvert ou roulé, ce pain est fin, moelleux et délicieux, grâce à un ingrédient secret qu’Abou-Ahmad se garde bien de dévoiler. « Si les ingrédients sont de qualité, ces simples gestes respectés, il est difficile de rater un pain saj. Et pourtant, ici comme ailleurs, c’est l’expérience qui fait la différence, et ce pain confectionné par un boulanger syrien n’aura pas la même saveur que celui que vous aurez confectionné chez vous », conclut-il avec fierté.
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