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Le lourd héritage de la question des minorités

Rasha Hanafy , Mercredi, 05 octobre 2022

L’historien français Henry Laurens, spécialiste du monde arabe, passe en revue le concept des minorités et ses répercussions. L’universitaire a donné trois conférences à l’Institut Français d’Egypte, au Caire et à Alexandrie.

Le lourd héritage de la question des minorités
Henry Laurens lors de la conférence tenue à l’IFE d’Alexandrie, autour de son nouveau livre Le Passé imposé, aux éditions Fayard.

Si les hommes politiques font partie des meilleurs orateurs, les historiens, eux, sont les meilleurs à analyser et comprendre le passé pour éclairer le présent. Lors de sa conférence intitulée « Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes au statut des minorités, les conséquences politiques de la paix de Versailles », Henry Laurens, professeur au Collège de France et spécialiste du monde arabe, a abordé la parution et les répercussions du terme « minorités » dans le monde politique, d’abord européen, puis mondial. Et ce, au lendemain des guerres qui ont dessiné la nouvelle carte géopolitique durant le XIXe siècle.

Le terme « minorités » n’existait pas dans la langue politique avant le XIXe siècle européen. Il n’apparaît tardivement que dans la pratique administrative de l’Empire d’Autriche-Hongrie, et surtout à la veille de la Première Guerre mondiale de 1914, dans le contexte des guerres balkaniques. Son usage se généralise à partir de 1917 dans le cadre de la définition du « droit des peuples à disposer d’euxmêmes » ou d’autodétermination. Dès lors, il s’impose dans les traités de 1919, réglant les questions européennes. Dès la même année, il est utilisé pour l’Orient arabe, transformant ainsi le statut de communautés existant depuis des siècles. « La Première Guerre de 1914 opposait les empires coloniaux (la France et la Grande-Bretagne) contre les empires continentaux (la Russie, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie). Chacun a provoqué des soulèvements à l’intérieur de l’empire ennemi. Après la guerre, les Anglais avaient le principe du Self-Government, qui était réservé aux populations blanches, comme l’Australie et l’Afrique du Sud blanche. Pour les Français, soit on assimilait les peuples dominés, comme en Algérie, ce qui a été une catastrophe totale, soit on gérait par le biais d’élite locale, en liaison avec le pouvoir français, comme aux protectorats du Maroc ou de Tunisie », a expliqué Henry Laurens au début de sa première conférence, au Caire, afin de nous aider à mieux saisir l’échiquier de la scène internationale à l’époque.

Selon lui, les empires coloniaux divisaient les nations sur une échelle d’évolution : les plus proches sont évoluées et les éloignées sont soumises à des législations différentes. Plus la nation évolue, plus elle est capable de prendre le pouvoir à la place du colon. Et c’est dans ces nations-là qu’ont apparu les mouvements nationalistes.

A chacun ses intérêts

Quand les Etats-Unis sont entrés en jeu, l’idée du Self-Government existait déjà chez eux, ainsi que la ségrégation raciale. « Pour le président américain Wilson, la guerre était en train de détruire la race blanche en faveur d’autres races, surtout celle de couleur jaune (les Japonais et les Noirs ne constituaient pas encore de danger). En même temps, il y avait des flux d’immigrants de l’Europe de l’Est qui allaient avoir un enjeu électoral aux Etats-Unis », a assuré Laurens. Et de préciser : « Pour comprendre ce qui va se passer après, il faut aller de l’autre côté, du côté de la Révolution russe. Les Russes étaient les premiers à poser la question nationale, mais d’une façon contradictoire : pour Lénine, il faut sauver le marxisme, et la guerre mondiale en cours était entre impérialistes et non nationalistes. Mais en même temps, il prône le défaitisme révolutionnaire pour vaincre le tsarisme, ce qui implique de provoquer des soulèvements dans les nations soumises à l’Empire russe ». Lénine soutient ainsi les mouvements nationaux dans les nations des empires coloniaux : la Chine, la Perse et la Turquie, et se porte comme étant un défenseur de l’autodétermination nationale. Bref, le début de l’année 1919 est marqué par la diffusion dans le monde entier du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou à l’autodétermination ». Lénine et Wilson soutenaient ce droit, chacun selon ses intérêts. Le premier visait à affaiblir l’Empire russe du tsar et saper les empires européens. Le second ciblait surtout les territoires de l’Empire allemand, l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman.

Une balkanisation qui continue

La notion moderne de minorité a été présentée comme le résultat des débats internationaux au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il y a eu de nouveaux modes d’administration des minorités, montrant les circulations et les transferts des normes et des pratiques, entre minorités au sein d’un même empire, mais aussi d’un empire à l’autre, de l’aire ottomane, des mondes coloniaux et de l’Europe. En Inde, c’était le système des castes (des divisions des sociétés en groupes héréditaires, endogames et hiérarchisés. A partir du XIXe siècle, le gouvernement colonial britannique a adopté une série de lois qui s’appliquaient aux Indiens en fonction de leur religion et de leur identification à la caste). Dans l’Empire ottoman, les confessions deviennent des communautés et on partage le pouvoir entre communautés. C’est ce qui a donné naissance au confessionnalisme politique au Proche-Orient. « Le pire, c’étaient les pays balkaniques qui s’émancipaient de l’Empire ottoman. Ils massacraient les musulmans et les expulsaient, ensuite les chrétiens, et chassaient les Bulgares, les Serbes, les Grecs, arrivant à la tragédie des Arméniens. Les communautés étaient en train de devenir des nations et exigeaient des territoires, et donc, il fallait chasser les autres qui étaient sur ces territoires. C’est ce qu’on appelle la balkanisation, qui continue jusqu’à aujourd’hui », a indiqué Laurens.

D’après l’historien, tout au long de 1919, la question des minorités était centrale. Les textes de la deuxième moitié du XIXe siècle parlaient d’ethnies et de limites ethnographiques pour déplacer les nations, et on a commencé à connaître les nations sans territoires, mais ayant des droits spécifiques, comme les juifs.

Pour ce qui est du Proche-Orient, la déclaration de Balfour, en 1917, stipule des droits civils et religieux des communautés non juives, d’une perspective coloniale, comme si les Palestiniens étaient des étrangers dans leur propre pays.

En Syrie, les bédouins et les Kurdes étaient considérés comme des minorités. « On voit bien que l’affaire terrible de la guerre européenne était d’avoir étendu le statut de minorité dans le monde arabe. Les Etats successeurs de l’Empire ottoman se sont trouvés dans les difficultés d’énoncer qui était la majorité et qui était la minorité. Pour la Palestine mandataire, il s’agissait de savoir qui aurait la majorité à la fin du mandat entre juifs et Arabes », a précisé Henry Laurens, qui pense que les peuples de cette région se heurtent jusqu’à aujourd’hui à la difficulté, voire l’impossibilité, de constituer des Etats nationaux homogènes.

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