Il est 10h du matin et deux hommes s’affairent à décharger une camionnette de ses déchets dans l’entrée d’un entrepôt du quartier de Manchiyet Nasser. Cet entrepôt, Salib le loue pour stocker les déchets que deux camionnettes amènent chaque jour en provenance de Tagammoe Al-Khamès, au Nouveau Caire. Lorsque la camionnette sera partie, Salib et sa famille, chiffonniers depuis plusieurs générations, se chargeront de trier ces déchets qui seront ensuite recyclés par les usines du quartier.
« On est devenu des experts », explique Romani Badir, secrétaire de l’Association des chiffonniers pour le développement. « On sait quelle sorte de matière, même par un regard», ajoute-t-il. Parmi les 5000 tonnes de déchets collectées chaque jour par les chiffonniers du quartier, les zabbalines en arabe, le carton, l’aluminium et le plastique sont séparés des autres déchets, un travail majoritairement effectué par les femmes et les jeunes filles.
Les chiffonniers du quartier collectent chaque jour 5 000 tonnes de déchets. (Photo : Mahmoud Khaled)
En amont de la rue Al-Forn, les ateliers recyclent le plastique. Le polyéthylène des sacs en plastique et des bouteilles est nettoyé, fondu et filtré par des machines inventées et construites sur place. Le plastique est purifié à 90% et « après on en fait des jerricans, des sacs en plastique et des tubes d’électricité », expose Romani Badir. Arrivé avec sa famille en 1971 dans le quartier, il accompagnait les adultes qui collectaient les déchets dans le centre de la ville quand il était enfant. Il témoigne de l’arrivée de l’électricité en 1987, grâce aux travaux de soeur Emmanuelle dans la région, installation qui a permis aux chiffonniers de ne plus exporter les déchets triés mais de les recycler sur place.
Aujourd’hui, le quartier compte près de 5000 ateliers de recyclage et 3500 machines, chacun spécialisé dans le recyclage d’une matière. La plus grosse usine de recyclage d’aluminium est tenue par Milad Chaker. Cette usine ouverte il y a dix ans, sur deux étages, les chiffonniers y trient les cannettes et le métal, fondent l’aluminium en barres standardisées avant qu’elles ne soient exportées. Chaker explique que son entreprise, Al-Amana, exporte 1500 tonnes d’aluminium vers l’Italie et commerce avec les Emirats arabes unis, l’Angleterre et la Roumanie.
L’invention des machines et l’ouverture des ateliers et des usines ont été rendues possibles par la distribution de microcrédits par des fondations aux chiffonniers dans les années 1980. Rachetés par des grossistes ou des entreprises locales, les produits transformés sont une source de revenu pour les habitants de Manchiyet Nasser. Au total, c’est 85% des déchets qui sont recyclés dans le quartier. Les déchets organiques sont utilisés comme nourriture pour les cochons, animaux résistants que chaque famille élève à l’arrière de sa maison.
(Photo : Mahmoud Khaled)
A chaque mariage, un nouvel étage
A la fin de ce processus de recyclage, les « chiffonniers des chiffonniers » assurent le ramassage des déchets qui ne peuvent pas être recyclés. L’Association des chiffonniers pour le développement s’occupe de ces 10% restants et les amène dans les décharges du désert, un travail qui s’inscrit dans l’accompagnement proposé par l’association au travail des zabbalines. « Notre association, c’est une association d’aide, pour servir les chiffonniers, pour améliorer le cadre de recyclage, la méthode et la vie des chiffonniers », explique Romani Badir.
Les associations des chiffonniers et la société civile ont joué un rôle-clé depuis les années 1980 pour améliorer les conditions de vie et de travail dans Manchiyet Nasser. Originaire de Haute-Egypte, cette population n’avait d’autre choix que de s’occuper des déchets de la ville en arrivant au Caire et s’est retrouvée marginalisée, sans accès aux services publics. A l’arrivée de soeur Emmanuelle, des chambres en dur ont remplacé les cabanes du bidonville. Grâce à des fonds venus de l’étranger, les chiffonniers ont développé leurs usines, et des routes et des arrivées d’eau ont été construites.
Les associations des chiffonniers et la société civile ont joué un rôle-clé pour améliorer les conditions de vie et de travail à Manchiyet Nasser. (Photo : Mahmoud Khaled)
« Quand le gouvernement est absent, la société civile est là, c’est pourquoi les ONG étaient si actives », glisse Ezzat Naïm, chiffonnier à la tête de l’association Green Bridge for Development. Les associations ne se sont pas seulement concentrées sur le développement du recyclage des déchets mais ont aussi oeuvré à améliorer la scolarisation et l’accès à la santé des habitants du quartier. Aujourd’hui, près de 97% des enfants de Manchiyet Nasser sont scolarisés et certains sont diplômés de l’université. Par exemple, l’Association pour la protection de l’environnement accueille sur ses bancs 500 enfants par jour et l’Association des chiffonniers a ouvert, il y a quinze ans, un jardin d’enfants. Les enfants des chiffonniers ont accès à deux écoles à proximité, cependant, Ezzat Naïm souligne que les familles ont toujours besoin de l’aide des enfants pour le tri et le recyclage des déchets, c’est pour cela que certains ne finissent pas leur cursus scolaire. Membre de l’Association pour la protection de l’environnement, Bekhit Mitri ajoute qu’il serait bénéfique d’ouvrir une école secondaire pour les filles, qui, après le premier cycle, restent parfois à la maison.
Des campagnes de vaccination ont aussi amélioré l’état de santé des chiffonniers. Soeur Sara, qui travaillait au côté de soeur Emmanuelle, explique que « depuis 20 ans maintenant », il n’y a pas eu de cas de tétanos, maladie fréquente qui se transmettait lors de l’accouchement. Les associations ont mis à disposition des soins de santé et des hôpitaux sont accessibles à proximité. En revanche, trier 5000 tonnes de déchets par jour a tout de même un impact sérieux sur la santé des chiffonniers. Ezzat Naïm explique que les femmes trient les déchets à la main, sans gants, et développent des maladies de la peau. Les fumées qui s’échappent des déchets affectent les yeux des chiffonniers.
(Photo : Mahmoud Khaled)
« Les plus hautes maisons sont ici, dans le quartier des chiffonniers », ajoute Ezzat. Malgré les difficultés de ce métier, les enfants restent auprès de leur famille après le mariage, et pour certains, après avoir été diplômés. Les médecins et pharmaciens restent dans la communauté et les enfants récemment mariés reprennent l’affaire familiale. A chaque mariage, un étage est ajouté à la maison.
Un travail valorisé
Manchiyet Nasser s’est donc développé de manière autonome, garantissant un travail pour toutes les familles de la communauté, à la collecte de déchets, au tri ou bien au recyclage. Après que le quartier fut longtemps stigmatisé, l’amélioration des conditions de vie a changé l’image du quartier et de sa population. Cependant, ce métier reste précaire d’autant qu’il est majoritairement informel. Plusieurs fois dans son histoire, l’économie issue du recyclage a été menacée par l’ouverture du marché à des entreprises privées. Dans les années 2000, ce sont des multinationales qui ont été mobilisées pour nettoyer Le Caire, opération qui s’est soldée par un échec, car les entreprises étaient peu adaptées aux rues de la ville et ne se concentraient que sur les espaces publics. Les chiffonniers se sont aussi affirmés contre des initiatives de tris des déchets individuels, proposés par des start-up plus récemment.
L’association Green Bridge for Development, ouverte il y a deux mois, a pour mission principale de légaliser les ateliers et les usines des chiffonniers. « Nous avons déclaré 85 entreprises », explique-t-il. « Ceux qui sont légalisés se sont rendus chez le gouverneur, et au lieu de trouver un accord avec une multinationale, il a signé un contrat avec eux », ajoute-t-il. Certaines entreprises des chiffonniers ont signé un accord pour le ramassage des déchets des supermarchés, des hôtels ou autres.
En revanche, l’association fait face à des obstacles: elle ne peut légaliser certains ateliers de recyclage car les chiffonniers ne sont pas propriétaires des terrains, mais des maisons qu’ils habitent seulement. De plus, ils s’organisent en multiples petites entreprises et le gouvernement préfère signer des contrats avec de plus grandes compagnies. Ces grandes compagnies privées sous-traitent le ramassage des déchets aux chiffonniers, qui travaillent parfois sous supervision et ne touchent que les frais indexés sur les factures d’électricité. N’étant pas reconnus légalement pour leur travail, ils ne peuvent bénéficier d’une protection sociale.
L’enjeu n’est donc pas seulement celui de la concurrence, mais de reconnaître le travail et le statut des chiffonniers. Ce travail est cependant valorisé par les habitants du Caire. Ezzat affirme que « les Cairotes n’acceptent personne d’autre que les zabbalines, car ils sont les seuls qui montent chaque jour les étages des immeubles et récoltent les déchets à la porte ».
Les chiffonniers ont maintenu un réseau de recyclage efficace, résolument écologique et durable qui revêt un intérêt particulier à quelques mois de la COP27 organisée à Charm Al-Cheikh. La conférence se penchera en partie sur la question de la gestion des déchets et du plastique. Les chiffonniers, eux, ne sont pas invités à présenter leur travail, leur mode de vie et leurs connaissances en gestion des déchets, du moins pour le moment.
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