En 14 chapitres, cet ouvrage reflète une vision de la modernité au Caire, par le biais des films, tout au long d’un siècle. La bande cinématographique sert ainsi comme outil d’analyse, établissant le lien entre l’espace public dans la ville réelle et celle imaginée par les artistes. Il s’agit plutôt d’une étude codirigée par Nizar Al-Sayyad, professeur d’architecture, d’urbanisme et d’histoire des villes à l’Université de Californie à Berkeley, et par Héba Safeyeddine, professeure d’architecture à l’Université Misr international. D’où le titre assez académique Al- Qahira Al-Cinémaïya : Ane Al-Madina wal Hadassa ma Bayn Al- Soura wal Waqie (Le Caire cinématographique : la ville et la modernité, entre image et réalité). Les contributions sont des architectes, des urbanistes, des chroniqueurs, des critiques artistiques et littéraires ; ils tentent d’explorer la relation imbriquée entre le cinéma et la ville.
Ces derniers, jugeant que les films ont toujours dépeint la vie urbaine et ses mutations, ils ont réussi à mieux cerner la ville, son architecture et ses expériences urbaines, en poursuivant les images. « Cet ouvrage est issu d’une coïncidence. Je visitais l’Egypte en 2018 pour animer une conférence, lorsque j’ai rencontré Héba Safeyeddine. Elle m’a proposé de donner une conférence sur mon livre Les Villes cinématographiques : de l’imagination à la réalité, consacré à New York et à Paris. A l’occasion, j’ai discuté avec de nombreux architectes-chercheurs, et on a créé une équipe de travail pour s’attaquer au Caire cinématographique. Nos travaux se sont poursuivis entre 2018 et 2020 », raconte Nizar Al-Sayyad, dans la préface de l’ouvrage. Et d’indiquer : « Nous avons pu préciser les périodes, les sujets et les films sur lesquels nous avons travaillé et qui étaient représentatifs des transformations de la ville du Caire. C’est donc un projet collectif, dont la version anglaise est publiée par la presse de l’Université américaine au Caire (AUC) et celle en arabe aux éditions Al-Maraya ».
Nizar Al-Sayyad insiste sur le fait que l’ouvrage ne vise ni à raconter l’histoire de films tournés au Caire, ni à étudier l’architecture de la ville, mais plutôt à se servir des images cinématographiques comme corpus de recherche et raconter une histoire alternative.
Le Caire glorieux et … moins glorieux
L’ouvrage est divisé en deux grandes parties, chacune regroupant sept chapitres. La première partie se concentre sur des films réalisés à partir des années 1930 jusqu’à la fin du XXe siècle. Et la deuxième partie aborde les transformations de la ville, avec l’avènement de l’économie néolibérale, le fondamentalisme religieux et les tensions entre les diverses couches sociales durant la deuxième moitié du XXe siècle et les deux premières décennies du XXIe.
A travers les films sélectionnés des années 1930, 1940 et jusqu’en 1952, les lecteurs peuvent reconnaître Le Caire bourgeois, qui fait ses premiers pas vers la modernité. Les fictions telles que Law Kont Ghani (si j’étais riche, 1942) montrent les quartiers huppés de l’époque, les beaux jardins, mais révèlent aussi les conflits entre les différentes souches d’une part, et entre la modernité et la tradition d’une autre part. La période post-1952, notamment les années 1960, témoigne de la grande confiance des diplômés universitaires ; les ingénieurs et les médecins sont aux premiers rangs de la société. Les aspirations sociales n’ont parfois pas de limites, pas mal de parvenus sont en quête de pouvoir, comme dans le film Zoqaq Al-Madaq (passage des miracles, 1966).
Au lendemain de la défaite de 1967, les images de la ville sont teintées de tristesse. Les sentiments de perdition et de négligence dominent. Les années 1970 et 1980 sont marquées par l’ouverture économique et la parution d’une classe de nouveaux riches, mais aussi par l’émergence des bidonvilles, des quartiers informels, des tensions confessionnelles et des séquelles du chômage. Cela se traduit par des films comme Al-Hob Fawq Hadabette Al- Haram (l’amour au Plateau des pyramides, 1986), d’après un texte de Naguib Mahfouz. Toute particularité urbaine ou architecturale commence à s’estomper. La ville devient plus fade, plus poussiéreuse. Le cinéma des années 1990 esquisse la période de fin de siècle : corruption et consumérisme prennent le dessus.
Plusieurs films, rangés sous le courant réaliste, représentent le chaos des rues bondées de voitures et de marchands ambulants. Le fossé se creuse davantage entre les différentes classes sociales, la pauvreté sévit, ainsi que le harcèlement sexuel dans les moyens de transport en commun.
Dans les années 2000, les images disent long sur la détérioration du champ urbain, les beaux quartiers comme Héliopolis deviennent méconnaissables. C’est l’agonie d’une ville, à l’écran comme dans la réalité.
Al-Qahira Al-Cinémaïya : Ane Al-Madina wal Hadassa ma Bayn Al-Soura wal Waqie (Le Caire cinématographique : la ville et la modernité, entre image et réalité), ouvrage co-dirigé par Nizar Al-Sayyad et Héba Safeyeddine, aux éditions Al-Maraya, 2022, 322 pages.
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