L’accord, signé en 2017, prolongeait le bail de la marine russe sur le port pour 49 ans et accordait à la société d’ingénierie Stroytransgaz 65 % des bénéfices du port, tandis que les 35 % restants iraient au gouvernement syrien. Le port de Tartous est le deuxième plus grand de Syrie après celui de Lattaquié et abritait la seule base navale russe en Méditerranée. Construite par l’Union soviétique en 1971 et agrandie en 2017, la base navale de Tartous est devenue un point stratégique pour les opérations de la Russie en Méditerranée. Sa perte porte un coup à sa présence militaire et à ses ambitions au Moyen-Orient et au-delà.
La base de Tartous présentait une importance stratégique pour Moscou. Elle était un carrefour-clé pour accéder à la Libye et à la mer Rouge et pour fournir un soutien logistique aux activités russes, en particulier à l’Africa Corps, au Soudan et en Afrique de l’Ouest. Elle offrait à la marine russe la capacité à ravitailler ses navires en carburant et fournissait un centre de maintenance essentiel dans la région. Son importance stratégique s’est accrue en raison de la fermeture des détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles, conséquence du conflit en Ukraine, qui a rompu le lien entre l’escadre méditerranéenne de la Russie et sa flotte de la mer Noire. La perte du port de Tartous nuirait ainsi aux intérêts russes bien au-delà de la Syrie.
La présence militaire de la Russie en Syrie était depuis longtemps un symbole de son poids politique dans les affaires du Moyen-Orient. Avec la chute d’Assad, Moscou a perdu cet effet de levier. En outre, le renversement du régime de Damas a fait perdre à la Russie des investissements, et pas seulement les millions de dollars de prêts accordés au gouvernement syrien. Les efforts militaires et diplomatiques pour préserver Assad ont tout simplement été vains et ne rapporteront plus de dividendes. Au contraire, la chute de son régime porte un sérieux coup à la réputation de la Russie en tant qu’allié fiable capable de garantir la survie de ses partenaires. Depuis son intervention militaire en septembre 2015, le discours officiel de Moscou positionnait la Russie comme garante de la stabilité et protectrice des régimes alliés contre les pressions extérieures et les menaces intérieures. Cette propagande a toujours établi des parallèles entre Assad et le sort des alliés des Etats-Unis, essayant de dresser les Russes contre les « Américains peu fiables ». La chute d’Assad saperait la confiance des alliés potentiels dans les garanties russes.
C’est pour toutes ces raisons et pour rester un acteur régional majeur que la Russie cherche une alternative à la base navale de Tartous. Elle s’emploie à prendre pied à l’est de la Libye, aux ports de Benghazi ou de Tobrouk, contrôlé par son allié Khalifa Haftar, chef de l’armée nationale libyenne. Déjà depuis mi-décembre, l’armée russe a transféré personnel et armes depuis la Syrie vers l’est libyen, où elle dispose de deux bases aériennes à Al-Khadim et Al-Jufra.
Le port de Benghazi est potentiellement plus adapté à une présence de la flotte russe, car il dispose d’une plus grande capacité que Tobrouk. C’est un port-clé pour l’acheminement de l’aide humanitaire et dispose d’installations de maintenance plus complètes qui ont entretenu les navires de la flotte libyenne, bien qu’une grande partie de son infrastructure soit aujourd’hui inutilisable en raison des dommages causés par le conflit. En plus, la zone autour de Benghazi dans le golfe de Syrte offre plus d’espace utilisable pour des installations militaires, ce qui pourrait limiter la nécessité d’opérer à proximité du trafic maritime civil. Les installations commerciales de Benghazi pourraient également offrir à la Russie l’occasion de remplacer son hub prévu pour les exportations agricoles à Tartous, un projet dans lequel elle avait prévu d’investir 500 millions de dollars et qui était censé étendre sa présence en tant qu’exportateur agricole au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Le choix de la Libye comporte cependant un risque politique. Contrairement à Assad, Haftar n’est pas un paria international et entretient des relations de coopération avec plusieurs Etats, dont la France, l’Egypte et les Emirats arabes unis. La Russie pourrait alors trouver plus difficile de négocier un accès à la mer que ce n’était le cas en Syrie. Les pressions exercées par les autres partenaires de Haftar ne conduiraient probablement pas à un refus d’accès, étant donné que la Russie reste son principal soutien militaire, mais pourraient conditionner la nature de l’accès accordé. Autrement dit, le fait que Haftar ne dépend pas autant de la Russie que l’était Bachar Al-Assad implique une incertitude politique. En conséquence, la capacité du Kremlin à maintenir une présence significative en Libye sur le long terme pourrait s’avérer bien moins assure.
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