Le conflit en Syrie aura des répercussions durables sur la question palestinienne. Non seulement les quelque 525 000 réfugiés palestiniens ont été pris en tenaille entre les parties en conflit, faisant plus de 2 000 morts, plusieurs de ces réfugiés se sont rangés d’un côté comme de l’autre des belligérants, rendant plus compliqué le maintien d’un réseau d’alliances arabe et régional en faveur de la cause palestinienne.
La Syrie a toujours joué un rôle de premier plan dans la question palestinienne. Elle a pris la tête de ce qui était convenu d’appeler le « front du refus », d’abord de l’accord de Camp David en 1978, puis de l’accord d’Oslo conclu en 1993 par l’OLP de Yasser Arafat et Israël, et qui a ouvert la voie l’année suivante à l’établissement de l’Autorité d’autonomie palestinienne en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Cette position de « résistance » à l’ennemi israélien a amené Damas à accueillir d’abord les factions palestiniennes de gauche opposées à la politique de l’OLP de négociation avec Israël, comme le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) et la faction dissidente de celle-ci, le FPLP-commandement général (FPLP-CG).
La Syrie a donné ensuite refuge au Mouvement de la résistance islamique (le Hamas), après qu'il eut chassé de la Jordanie en 1999. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le régime laïque syrien, qui a apporté son soutien au Hamas, une branche des Frères musulmans, est un ennemi farouche de la confrérie. Il a combattu et maté dans le sang la rébellion de sa branche syrienne dans la ville de Hama au début des années 1980, faisant des milliers de morts. Pragmatique, la Syrie a apporté son soutien au Hamas en vue d’élargir sa marge de manoeuvre régionale et internationale. C’était pour elle une carte supplémentaire destinée à renforcer sa stature et son influence dans le monde arabe et au Moyen-Orient.
L’éclatement du soulèvement populaire en Syrie en mars 2011, dans la foulée de ceux de la Tunisie, de l’Egypte et de la Libye, a complètement changé la donne pour les factions palestiniennes établies à Damas et soutenues par son régime. Alors que celles de gauche ont clairement fait le choix du régime de Bachar Al-Assad, arguant que la révolution n’est qu’un complot ourdi par les Occidentaux pour venir à bout du dernier pays à s’opposer à l’ennemi israélien, le Hamas, lui, après une période d’indécision, s’est rangé du côté de la rébellion armée. Le choix fait par le Hamas était risqué car, outre la perte du soutien du régime vacillant de Damas, il s’est aliéné la République islamique d’Iran, allié stratégique et indéfectible de la Syrie. Cette position lui a valu la suspension de l’aide financière vitale de Téhéran, qui était de 23 millions de dollars par mois.
Les calculs stratégiques du Hamas étaient fondés sur un changement d’alliances régionales, en faveur des puissances montantes à l’époque dans le monde arabe, les Frères musulmans et le Qatar. Le mouvement islamiste palestinien a ainsi décidé en décembre 2011 de transférer son quartier général de Damas à Doha, capitale du Qatar, qui soutient financièrement, politiquement et en armes l’opposition syrienne armée, notamment les Frères musulmans. Le petit émirat soutenait également à l’époque la confrérie en Egypte, en pleine ascension politique, qui était en passe de remporter la majorité aux premières élections législatives post-révolution. Le Hamas avait fondé son choix sur l’hypothèse que les Frères musulmans, toutes branches régionales confondues, sortiront gagnant du « Printemps arabe ». Il y voyait les prémices en Tunisie et en Egypte et caressait l’espoir que la Libye et la Syrie suivraient l’exemple. En tout cas, il pensait que les forces islamistes allaient dominer la scène politique arabe, à la faveur des révolutions qui avaient secoué plusieurs pays en 2011. Ce qui, en cas de réalisation, sera un atout indéniable pour le Hamas dans sa lutte contre l’occupant israélien et dans sa rivalité avec l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas.
Ce dernier était bien plus inspiré dans son attitude envers le conflit syrien, en adoptant une politique plus neutre que son rival islamiste. Il était certes moins compromis avec le régime de Damas et avait de ce fait plus de liberté d’action vis-à-vis du conflit. Il entretenait en fait des rapports froids avec Damas, qui soutient l’opposition hostile à sa politique de négociation avec Tel-Aviv. Il nourrissait également, comme d’ailleurs son illustre prédécesseur Arafat, de fortes suspicions quant aux intentions de la Syrie de faire main basse sur la question palestinienne. Il s’est abstenu cependant de soutenir la rébellion de peur de provoquer des réactions hostiles de la part du régime de Damas et des factions palestiniennes qui le soutiennent, à un moment où il allait engager ou était engagé dans de délicates et difficiles négociations avec Israël, en vue d’un règlement négocié.
Les calculs stratégiques du Hamas se sont finalement effondrés avec la chute des Frères musulmans en Egypte en juillet 2013 et le conséquent recul de l’influence régionale du Qatar, principal soutien de la confrérie dans le monde arabe. Il s’ensuivait un isolement politique grandissant du Hamas dans la région. Le nouveau régime en Egypte, en lutte contre les Frères musulmans et contre la vague de terrorisme déclenchée après leur chute, l’a mis dans son collimateur pour ses liens avec la confrérie et ses connexions avec les djihadistes au Sinaï, frontalier de la bande de Gaza. La vaste campagne menée par l’armée dans la péninsule pour détruire les tunnels de contrebande par lesquels transitent, entre autres, les militants islamistes et le commerce illicite d’armes, a porté un coup dur à ses revenus.
L’isolement diplomatique croissant et les pressions financières ont poussé le Hamas à entamer un rapprochement graduel avec l’Iran, dans les derniers mois de 2013, où plusieurs rencontres de haut niveau ont eu lieu, dont une visite de responsables à Téhéran en novembre. Ce rapprochement n’était pas sans prix pour le mouvement islamiste palestinien, obligé désormais de faire preuve d’indulgence envers les groupes islamistes palestiniens plus radicaux, soutenus par l’Iran, comme le Djihad islamique, dans la bande de Gaza. Ces groupes défient ouvertement l’autorité du Hamas et affichent leur ambition de partager le gâteau du pouvoir avec lui. De plus en plus incontrôlables et enhardis par l’ascension des groupes djihadistes dans le conflit syrien, ces islamistes radicaux, dont plusieurs combattent aujourd’hui aux côtés de « l’Etat islamique en Iraq et au Levant », qui s’inspire d’Al-Qaëda, pourraient poser à l’avenir un sérieux défi au pouvoir de ce mouvement.
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