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Les Russes de retour en Egypte

Lundi, 17 février 2014

Acceuilli en grande pompe par le président russe Vladimir Poutine, le ministre de la Défense Abdel-Fattah Al-Sissi, probable candidat à la présidence, accompagné du ministre des Affaires étrangères Nabil Fahmi, s’est rendu les 12 et 13 février à Moscou, scellant les retrouvailles de l’Egypte avec la Russie. Durant la visite, le chef de l’armée a paraphé un important contrat d’armes d’une valeur de plus de 2 milliards de dollars, qui devrait permettre à la Russie de revenir sur le lucratif marché égyptien de l’armement et, surtout, de retrouver une partie d’une influence politique qu’elle avait perdue depuis le milieu des années 1970.

Le choix de Moscou pour la première visite à l’étranger du maréchal Al-Sissi depuis la destitution du président Mohamad Morsi est hautement symbolique. Car la visite intervient à un moment où les rapports sont tendus entre Le Caire et Washington, premier pourvoyeur d’assistance militaire et économique à l’Egypte. Les Etats-Unis exercent des pressions sur le gouvernement intérimaire à propos de questions de politique intérieure liées notamment à la façon dont les Frères musulmans sont traités et au dossier des droits de l’homme. La Maison Blanche a usé à cet effet de l’aide militaire annuelle de 1,3 milliard de dollars, dont une partie a été suspendue en octobre dernier. Le gel comportait les gros systèmes d’armement, tels les avions de chasse F-16, les hélicoptères d’attaque Apache, les équipements des chars M1A1 Abrams et les missiles antinavire Harpoon. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le marché de l’armement égypto-russe englobe des armes dont les Etats-Unis rechignent à livrer à l’Egypte. Le contrat avec Moscou, le plus important avec Le Caire depuis les années 1970, devrait inclure notamment des chasseurs avancés MiG-29 M/M2, des hélicoptères Mi-35 et des systèmes de défense aérienne.

Il est vrai que le Congrès, sous la pression de l’Administration américaine, a pavé la voie en janvier, après l’approbation par référendum de la nouvelle Constitution égyptienne, à la reprise, sous conditions allégées, de la totalité de l’assistance militaire. Mais le mal était fait. Le Caire est devenu suspicieux des intentions de l’Administration américaine, souvent accusée par le gouvernement et les médias de collusion avec les Frères musulmans et d’ingérence inacceptable dans les affaires intérieures de l’Egypte. Bref, Washington est de plus en plus perçu comme un allié non fiable qui n’hésiterait pas à utiliser l’arme de l’assistance militaire et économique pour infléchir la politique du Caire, même en temps de crise, où ce dernier en a le plus besoin. Ce qui est le cas actuellement. Cette attitude a provoqué une levée de boucliers chez les autorités intérimaires et l’opinion publique, en proie à un antiaméricanisme grandissant.

Le besoin de rompre avec l’héritage de l’ancien président Hosni Moubarak constitue un second facteur de rapprochement avec la Russie et d’éloignement avec les Etats-Unis. Les sentiments populaires s’étaient clairement exprimés après le soulèvement du 25 janvier 2011 en faveur d’une plus grande indépendance dans l’action extérieure et d’une réduction de la dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Depuis la rupture avec l’ex-Union soviétique et la formation de l’alliance avec les Etats-Unis, fin des années 1970, l’Egypte, sous Anouar Al-Sadate puis sous Moubarak, a tout misé sur Washington, mettant tous ses oeufs dans le même panier. L’Egypte a réduit par la même ses options extérieures et sa marge de manoeuvre et était souvent sous la coupe des pressions multiformes des Etats-Unis, son principal bienfaiteur. Bien que l’intention ait existé après le 25 janvier d’ouvrir de nouveaux horizons et de rééquilibrer les rapports de l’Egypte avec l’étranger, l’instabilité politique et les crises à répétition n’ont pas permis de concrétiser cette volonté de réorientation extérieure. On en a cependant vu les prémices dans les visites de Mohamad Morsi en Chine en août 2012, à peine un mois après son accession au pouvoir, et en Russie en avril 2013, où il était fraîchement accueilli, Moscou étant hostile aux Frères musulmans, interdits en territoire russe depuis 2003.

L’usage par Washington de son aide militaire pour exercer des pressions sur Le Caire a fini par accélérer la quête de l’Egypte d’un rééquilibrage de ses relations avec le monde extérieur. La décision de l’administration de Barack Obama en octobre dernier de geler une partie de l’assistance militaire a été le stimulus pour la visite « historique » le mois suivant au Caire des ministres russes des Affaires étrangères et de la Défense, Sergei Lavrov et Sergei Shoigu. Ils étaient venus marquer les retrouvailles égypto-russes, matérialisées par un important marché d’armes. Celui-ci était précipité par la décision américaine de suspendre la livraison des gros systèmes d’armement à l’Egypte. Les Russes ont ainsi exploité les erreurs de la politique étrangère américaine pour revenir dans une région où ils avaient beaucoup perdu ces dernières années.

L’accord d’armement a été négocié durant la visite des deux responsables russes, mais il manquait le financement, l’Egypte étant incapable de régler la facture en raison de ses difficultés économiques. Le marché sera finalement financé par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, tous deux soutiennent fermement le régime intérimaire égyptien, car farouchement hostiles à un éventuel retour aux affaires des Frères musulmans. Leur décision est également une réaction à la position de Washington de ne pas soutenir l’armée égyptienne, avec le gel d’une partie de l’aide militaire.

Le rapprochement du Caire avec Moscou et la conséquente conclusion d’un important marché d’armes sont toutefois loin de signifier une volonté égyptienne de rompre avec les Etats-Unis ou de les remplacer par les Russes. Les Américains ont bâti une alliance politique avec l’Egypte il y a plus de trois décennies. Pareillement, l’armée égyptienne compte aujourd’hui principalement sur le matériel américain et il serait difficile de le remplacer du jour au lendemain, sans oublier que les armes américaines sont le fruit d’une aide alors que celles de la Russie doivent être chèrement payées, à un moment où les moyens financiers manquent cruellement à l’Egypte. Dans ce contexte, l’ouverture à la Russie entend élargir les partenaires du Caire, créer de nouvelles alternatives extérieures et, de ce fait et en faisant jouer la compétition américano-russe, modifier les rapports de force avec les Etats-Unis en faveur de l’Egypte.

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