Mais pour sa crédibilité et pour avoir les meilleures chances de conformité à son verdict, le tribunal devrait d’abord ordonner des « mesures conservatoires » sous la forme d’une sorte de peine avec sursis, retardant son effet contraignant pendant une période de temps. Ce qui signifie qu’Israël devrait cesser certaines actions jusqu’à ce que le tribunal rende sa décision finale. Cela donnerait à l’Etat hébreu une chance de prendre des mesures effectives pour mettre fin à l’attitude génocidaire de ses attaques militaires et de revenir sans ambiguïté sur les déclarations génocidaires de ses dirigeants. La CIJ a été récemment active dans l’émission de ce type d’injonctions d’urgence dans des situations où les parties ont invoqué la Convention sur le génocide. Ce fut le cas lors du procès portant sur l’accusation de génocide contre le peuple des Rohingyas intenté par la Gambie contre le Myanmar, dans lequel la cour a ordonné à ce dernier, en janvier 2020, de prendre toutes les mesures pour empêcher la commission d’actes définis dans la Convention sur le génocide et de soumettre régulièrement des rapports sur les mesures qu’il a prises pour se conformer à l’ordonnance.
Bien qu’Israël ait catégoriquement nié s’être écarté de la lettre du droit humanitaire dans le conflit de Gaza, il n’a fait, dans sa plaidoirie orale du 12 janvier, aucune réfutation directe des actes spécifiques identifiés par l’Afrique du Sud dans sa plaidoirie, tels que les exécutions sommaires de familles entières, y compris des enfants, et les tirs sur des civils en fuite. Non réfutés, ces agissements, ainsi que les déclarations génocidaires des dirigeants politiques et militaires israéliens et des troupes sur le terrain, fournissent plus qu’assez de plausibilité à l’accusation de génocide pour que la CIJ ordonne des mesures conservatoires. Celles-ci, qui seront sûrement rejetées par Israël, ne seront formellement exécutoires que par le Conseil de sécurité de l’Onu, où les Etats-Unis opposeront sans doute leur veto. Malgré cette amère réalité, des injonctions décidées par la CIJ pourraient influencer des Etats à prendre leurs propres mesures, telles que des sanctions contre un Etat qui ne se conforme pas à la justice internationale.
Quelle que soit la décision finale de la cour, l’accusation portée contre Israël constitue un tournant historique avec de profondes ramifications symboliques, qui pourraient porter un coup décisif au statut international d’Israël. Même au sein de la psyché collective d’Israël, le procès intenté devant la CIJ représente un renversement troublant de l’histoire. Le crime de génocide est aujourd’hui invoqué contre Israël, un Etat créé la même année de l’adoption de la Convention de l’Onu sur ce crime en 1948 et dont la justification était de protéger le peuple juif de destructions futures. Inversement, le peuple palestinien, qui a toujours recherché la reconnaissance en essayant d’intégrer ses droits nationaux légitimes dans le droit international, peut maintenant ressentir une certaine catharsis à la vue d’Israël obligé, pour la première fois, de se défendre devant la justice internationale, après avoir opprimé les Palestiniens pendant plus de 75 ans en se croyant au-dessus de la loi, grâce à la protection américaine.
Mais le procès intenté contre Israël a une portée plus profonde, qui dépasse l’inhumanité de sa guerre contre Gaza. Il montre à quel point la logique des gouvernements occidentaux, qui assurent la couverture politique à Israël, perd de son pouvoir de persuasion. Depuis des semaines, la colère populaire suscitée par les atrocités israéliennes s’est répandue en Europe et aux Etats-Unis. Pourtant, cette colère, qui exige un cessez-le-feu, a été résolument ignorée, rejetée ou vilipendée par les dirigeants politiques. A l’échelle mondiale, la condamnation de la violence israélienne par l’Onu et les organisations de défense des droits de l’homme ne s’est pas traduite par une action significative de la part les Etats occidentaux. Une résolution au Conseil de sécurité appelant à un cessez-le-feu a été bloquée par les Etats-Unis.
Le fait que le pays qui a porté l’accusation de génocide devant la CIJ est l’Afrique du Sud — une icône des ravages du colonialisme et de la ségrégation raciale — pointe du doigt la politique de deux poids, deux mesures pratiquée par l’Occident. Le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud avait été l’âme soeur idéologique d’Israël et son allié le plus proche. Il n’est donc pas étonnant que le soutien apporté à l’Afrique du Sud provienne des pays du Sud, ceux-là mêmes qui avaient souffert des affres de l’occupation coloniale et de déséquilibres postcoloniaux qui font de la Palestine une cause emblématique, focalisant les ressentiments envers les intérêts occidentaux hégémoniques qui servent quelques-uns et s’attendent à ce que les autres suivent. Le procès interpelle ainsi ceux qui prétendent à une supériorité morale : la justice internationale est-elle réellement au service des droits universels de l’homme ou d’une poignée d’Etats à la tête du système international ?
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