Le conflit en Ukraine contribuera-t-il à l’émergence d’un nouvel ordre mondial ? Il est encore tôt de le dire. Il exprime néanmoins les prémices d’un changement au niveau des rapports de force entre les principales puissances du système international actuel, marqué par la domination déclinante des Etats-Unis. Car, au fond, l’action militaire de la Russie traduit sa volonté de briser cette hégémonie américaine et son désir de retrouver un statut mondial révolu. Son annexion de la Crimée en mars 2014 était déjà une première tentative dans ce sens. Apprécier à sa juste valeur la portée du changement ne pourra cependant se faire sans tenir compte de la position de la Chine, l’autre grande puissance révisionniste qui conteste également la domination américaine.
Pour commencer, Pékin n’a jamais cautionné la remise en cause de l’intégrité territoriale des Etats sur une base ethnique. Cette position s’explique par sa crainte des velléités sécessionnistes des régions, tels le Tibet, le Xinjiang et, dans une moindre mesure, Hong Kong, ainsi que par son opposition à l’« indépendance » de Taïwan. Mais dans le cas de l’Ukraine, on constate un subtil changement de position. Notant que la question ukrainienne s’inscrit dans un contexte historique complexe et particulier, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a exprimé son soutien tacite à Moscou, en soulignant, le 24 février, que Pékin comprenait les préoccupations légitimes de sécurité de la Russie. La Chine a été le seul pays des 15 membres du Conseil de sécurité de l’Onu à voter en janvier avec la Russie, dans une tentative infructueuse d’empêcher une réunion demandée par Washington sur le renforcement des troupes russes à la frontière ukrainienne.
Plus important, la crise ukrainienne a offert à Pékin l’occasion de dénoncer ses adversaires communs avec la Russie : les Etats-Unis et l’Otan. Le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a ainsi rendu Washington « coupable » dans la crise, en voulant étendre l’Alliance atlantique vers la frontière russe. Bref, la Chine a adopté une approche intermédiaire qui attribue l’invasion russe à l’expansion de l’Otan et à des facteurs historiques complexes, sans toutefois reconnaître l’indépendance des deux républiques de Donetsk et Luhansk. Pour la Chine, le résultat de l’offensive russe deviendra bientôt un fait accompli, comme ce fut le cas avec l’annexion de la Crimée, qui n’a pas été reconnue par Pékin pour ne pas enfreindre publiquement au respect de l’intégrité territoriale des Etats. Dans les faits, l’annexion de la Crimée, la conséquente tension avec l’Occident et l’imposition par celui-ci de sanctions contre Moscou, a été le point de départ d’un renforcement sans précédent des rapports économiques entre la Chine et la Russie.
Ainsi, le rapprochement entre ces dernières s’expliquait par leur détermination conjointe à renverser l’ordre mondial dominé par les Etats-Unis et leurs alliés européens depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Le 4 février, les présidents chinois et russe ont tenu un sommet au terme duquel ils ont annoncé l’approfondissement d’un partenariat stratégique « sans limites », tout en dénonçant l’influence « négative » des Etats-Unis en Europe et dans l’Asie-Pacifique et s’opposant à leur nouveau partenariat de sécurité, AUKUS, qui comprend la Grande-Bretagne et l’Australie ainsi qu’à « la poursuite de l’expansion de l’Otan ». C’était la première fois que Pékin se joignait explicitement à Moscou pour s’opposer à toute nouvelle expansion de l’alliance atlantique.
Mais le mariage de convenance Chine-Russie commence et se termine avec leur combat anti-américain. Leur objectif commun est d’affaiblir l’ordre mondial établi et de le remodeler en un système multipolaire dans lequel elles joueraient un rôle plus déterminant. Au-delà, elles ont des visions différentes du monde et des objectifs qui ne se rejoignent forcément pas. Dans la crise ukrainienne, la Chine, qui a été la cible principale des pressions occidentales ces dernières années, considère l’offensive militaire russe comme une distraction utile qui éloignera les Etats-Unis de l’Asie-Pacifique et les ramènera vers l’Europe et la zone atlantique, allégeant la pression stratégique sur elle en tant que principale menace pour les intérêts américains, et lui accordant l’espace et le temps nécessaires pour cultiver son pouvoir et son influence.
L’issue de la crise ukrainienne indiquera dans quelle mesure le couple sino-russe s’est rapproché de son objectif de transformer l’ordre mondial à son avantage. Ce qui est sûr est que Pékin s’emploiera, quoique avec subtilité, pour ne pas trop compromettre ses rapports commerciaux avec l’Occident, à aider Moscou à résister aux sanctions économiques de ce dernier. A cette fin, la Chine serait prête, comme elle l’avait fait à la suite de l’annexion de la Crimée, à en payer un certain prix en termes économiques. En contrepartie, la nouvelle situation poussera davantage Moscou dans l’orbite de Pékin et permettra à celui-ci d’avoir plus de poids et d’influence, à la fois à l’égard de la Russie et de l’Occident.
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