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Normalisation turco-émiratie

Hicham Mourad , Lundi, 29 novembre 2021

Pour la première fois depuis 2012, Mohammed bin Zayed, prince héritier et dirigeant de facto des Emirats Arabes Unis (EAU), l’un des plus influents dans le monde arabe, a effectué une visite officielle en Turquie le 24 novembre.

Hicham Mourad

Signe d’une normalisation accélérée dans l’une des relations les plus difficiles de la région, les deux pays ont signé à l’occasion une série d’accords économiques dans l’énergie, la technologie, la santé, les ports et la logistique. Les EAU ont également annoncé la création d’un fonds de 10 milliards de dollars d’« investissements stratégiques » en Turquie dans des secteurs tels l’énergie, la pétrochimie, la technologie, les transports, les infrastructures, la santé, les services financiers, l’alimentation et l’agriculture.

La visite symbolise un tournant dans les relations Turquie-EAU après une décennie d’hostilité et de rivalité régionale, un moment marquant pour la géopolitique du Moyen-Orient. Les deux Etats se disputaient l’influence dans la région depuis les soulèvements populaires qui ont secoué le monde arabe en 2011, et leur rivalité s’est étendue de la région du Golfe au conflit en Libye et à la Corne de l’Afrique.

La normalisation turco-émiratie fait partie d’une désescalade plus large au Moyen-Orient stimulée par le retrait relatif des Etats-Unis de la région — confirmé par l’élection du président Joe Biden — et les turbulences économiques déclenchées par la pandémie de coronavirus. Ces considérations, entre autres, ont incité les dirigeants régionaux à revoir leur politique étrangère. Les EAU ont voulu ainsi prendre du recul par rapport aux conflits régionaux et se recentrer sur l’économie, leur principal cheval de bataille. Ils se concentrent désormais sur la diplomatie économique au moment où ils cherchent à stimuler la reprise post-pandémie. La Turquie veut pour sa part rétablir les liens avec ses rivaux régionaux alors qu’elle fait face à des difficultés économiques croissantes et à des relations tendues avec les puissances occidentales. Les deux régimes ont compris qu’après s’être pris à la gorge pendant 10 ans, aucun d’eux n’avait réussi à porter un coup de grâce à l’autre et qu’il était temps de faire baisser la tension au profit d’autres intérêts prioritaires.

Les deux pays reconnaissent que leurs tensions géopolitiques ont eu un prix économique, exacerbé par la pandémie de Covid-19. Ce coût a été particulièrement ressenti en Turquie, où une inflation obstinément élevée de 19 % a fait grimper le coût de la vie et où les banques d’Etat ont dû vendre 128 milliards de dollars de réserves de change l’année dernière pour tenter d’enrayer la chute de la livre, en vain. Cela explique en partie l’offensive de charme que la Turquie a lancé en début d’année en direction de l’Egypte, de l’Arabie saoudite et des EAU, avec lesquels elle maintenait des relations conflictuelles pour deux principales raisons : son soutien à l’islam politique, notamment les Frères musulmans, et son interventionnisme régional, en particulier en Syrie, en Libye et en Iraq. La Turquie donne désormais la priorité aux mécanismes de résolution des conflits et aux mesures d’apaisement qui la sortiraient de son isolement régional et l’aideraient de la sorte à protéger ses intérêts économiques. Dans cet esprit, il considère une augmentation des investissements émiratis et des échanges avec Abu-Dhabi comme une étape bienvenue qui contribuerait à relancer l’économie et à consolider la base électorale du président Recep Tayyip Erdogan, en prévision des élections cruciales de 2023.

De leur côté, les EAU s’emploient à diversifier leur économie en dehors du pétrole. Leurs investissements en Turquie serviront cet objectif. Ainsi, la décision d’investir dans la plus importante économie régionale relève en premier lieu d’une logique économique et de calculs commerciaux. Cette décision a été rendue possible par le fait que les Frères musulmans se sont affaiblis à la suite de la fin de la plupart des soulèvements arabes, atténuant l’une des principales sources de friction d’Abu- Dhabi avec Ankara et rendant le danger turc moins imminent. Les Emirats tentent dès lors d’accroître leur poids économique en Turquie avant les élections de 2023, dans le but d’influencer les calculs et les positions de tout futur gouvernement turc. Dans la même veine, les efforts des EAU peuvent être considérés comme une tentative d’équilibrer économiquement le rôle du Qatar en Turquie.

Pour les EAU, l’ouverture à la Turquie permet de concentrer leur attention sur les moyens de contrer la menace la plus urgente provenant de l’activisme régional de l’Iran et de son programme nucléaire. L’exemple le plus récent est la visite, le 9 novembre, du ministre émirati des Affaires étrangères en Syrie, qui a été présentée comme un effort visant à y saper l’influence de l’Iran. La normalisation des relations des EAU avec Israël, l’ennemi juré de la République islamique, en est un autre exemple. Le rapprochement EAU-Turquie ne résout certes pas les divergences politiques et idéologiques profondes qui les opposent, mais indique qu’ils ont décidé de les mettre en sourdine et opté pour la désescalade au profit d’intérêts plus prioritaires

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