Pendant de longues décennies, la politique étrangère de l’Egypte était gérée par la théorie des « 3 dimensions » : arabe, islamique et africaine. Aujourd’hui est-t-il toujours valable de penser de cette façon ? La théorie des 3 dimensions est née dans le livre « La Philosophie de la révolution » écrit par le leader Gamal Abdel-Nasser. En voici un extrait qui explique la théorie de la politique étrangère chez Nasser : « L’époque de l’isolement est révolue, chaque pays se trouve maintenant obligé de regarder autour de lui en dehors de ses frontières pour savoir d’où viennent les courants qui l’influencent et comment il peut coexister avec les autres pays … Chaque pays se trouve obligé de regarder autour de lui pour étudier sa position et décider de ce qu’il peut faire dans son domaine vital et son champ d’activité, ainsi que son rôle positif dans ce monde perturbé … En observant nos circonstances, je constate qu’il y a un nombre de dimensions autour desquelles notre activité doit se concentrer avec le maximum d’énergie … Il y a une dimension arabe qui nous entoure, et nous en faisons partie, notre histoire est mélangée à son histoire, nos intérêts se sont mêlés à ses intérêts. Il y a le continent africain où nous vivons, il y a un monde islamique avec lequel nous sommes liés par des liens non seulement relatifs à la croyance religieuse, mais aussi à des vérités historiques ».
La politique étrangère est une activité consciente visant à réaliser l’intérêt national, tandis que les 3 cercles sont plutôt des cercles identitaires et non pas des domaines d’intérêts. Dans l’identité nationale de l’Egypte, il y a une composante arabe, une composante islamique et une composante africaine, mais l’identité nationale de l’Egypte est plus grande que toutes ces composantes. Il est évident que l’identité nationale est l’un des facteurs qui façonnent la politique étrangère de l’Etat. Mais la politique étrangère de l’Etat, sa sécurité nationale et ses intérêts nationaux sont des choses beaucoup plus compliquées que son identité.
La sécurité et les intérêts nationaux sont une chose, l’identité une autre chose et les 3 dimensions sont une troisième chose. Sinon, les politiques étrangères de tous les Etats arabes, africains et islamiques se seraient ressemblé. Il est rare que les centres d’intérêts correspondent aux cercles identitaires. Il est évident que l’Egypte a des intérêts en Afrique et dans les mondes arabe et islamique, mais il est également évident que l’Egypte a des intérêts dans des régions et des pays situés à l’extérieur des 3 dimensions.
Les 3 cercles sont très larges et les intérêts de l’Egypte dans chacun de ces cercles sont tout à fait loin d’être unis ou homogènes. L’Egypte a des intérêts dans le monde arabe mais les intérêts sécuritaires et économiques de l’Egypte en Libye et dans le Golfe arabe sont beaucoup plus importants qu’en Afrique du Nord.
L’Egypte a des intérêts dans le monde islamique. Mais il est évident que ses intérêts et ses préoccupations, négativement et positivement parlant, en Turquie et en Iran sont de loin plus importants que ses intérêts au Turkménistan et en Indonésie. L’Egypte a des intérêts en Afrique, mais ses intérêts dans le bassin du Nil sont beaucoup plus importants que ses intérêts dans des pays lointains situés au sud du continent comme le Zimbabwe ou la Namibie. Cette différence de niveau d’intérêt ne nuit pas à l’Egypte, et ne diminue pas son caractère arabe, africain et islamique.
L’Etat dont les intérêts sont parfaitement conformes à son identité n’existe pas encore. Pour la majorité des pays du monde, sauf les superpuissances, la politique étrangère est essentiellement régionale. C’est dans la région qu’existent les chances, et c’est de la région que viennent les menaces et les dangers.
Il est vrai que chaque Etat a ses alliances et partenariats à l’extérieur de la région, en particulier avec les superpuissances, mais l’Etat choisit ses partenaires et ses alliés non régionaux selon ses intérêts régionaux avant tout.
Concevoir la politique étrangère à travers le prisme étroit des 3 dimensions empêche l’Etat de la considérer comme une politique régionale, et non seulement un prolongement spontané de l’identité. Cette façon de penser empêche également de voir la région dans sa complexité. L’Egypte a des intérêts dans sa région, celle qui l’entoure, et ce, dans les 4 directions géographiques. Notre région, du point de vue des intérêts égyptiens, est une seule région qui regroupe plusieurs Etats arabes, africains et islamiques, en plus d’autres pays qui ne sont ni arabes, ni islamiques, ni africains.
Prenons l’exemple de notre voisine la Libye qui est un Etat arabe où plusieurs pays arabes, islamiques et européens, ainsi que de grands Etats et d’autres de moindre intérêt sont en conflit. En Libye, le Qatar qui est un pays arabe et la Turquie qui est un pays musulman se trouvent sur le front ennemi. Alors que les Emirats arabes unis, la Russie et la France sont proches de nous.
Prenons l’Est de la Méditerranée en tant qu’exemple. Les intérêts vitaux de l’Egypte en Méditerranée sont évidents et il y a un grand conflit qui peut évoluer et se transformer en guerre autour de la délimitation des frontières et de l’exploitation des ressources. La Grèce et Chypre, qui sont membres de l’Union européenne, sont les deux plus importants alliés de l’Egypte en Méditerranée, tandis que la Turquie exploite sa présence en Libye au service de ses intérêts en Méditerranée. L’Egypte parraine le Forum du gaz méditerranéen qui regroupe des pays arabes et européens, ainsi qu’Israël et l’Autorité palestinienne.
L’Egypte possède une identité aux multiples dimensions. Mais elle possède une seule politique étrangère dans sa région qui se prolonge de la Méditerranée au Haut-Nil, et du Golfe arabe jusqu’à la Libye. Ces régions sont celles du voisinage direct et proche, avec les chances et les menaces qu’elles impliquent.
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