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Les mercenaires, nouvelle arme turque

Dimanche, 11 octobre 2020

A l’instar de son intervention dans la guerre civile en Libye, la Turquie s’est servie de mer­cenaires syriens pour atteindre ses objectifs de poli­tique étrangère dans le conflit du Nagorny Karabakh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, où les combats font rage depuis plusieurs jours. Ankara a pris fait et cause pour Bakou, qui revendique l’enclave sépara­tiste arménienne du Haut-Karabakh. Celle-ci s’est autoproclamée indépendante depuis le démembre­ment de l’Union soviétique en 1991.

La Turquie, qui entretient des affinités avec l’Azerbaïdjan et sa population majoritairement turque, aurait envoyé, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme basé au Royaume-Uni, près de 1200 combattants syriens de la province d’Idlib (nord), le seul bastion tenu par les rebelles où la Turquie exerce une influence considérable. Ces mercenaires auraient été recrutés ces dernières semaines parmi les milices turkmènes, pour le compte d’une société de sécurité privée turque opé­rant en Azerbaïdjan. Leur solde est de 1500 dollars par mois, 500 dollars de moins que celui payé aux mercenaires combattant en Libye. Cette somme reste toujours importante en Syrie, où la valeur de la monnaie locale a chuté en raison de la guerre civile qui dure depuis plus de 9 ans et des sanctions éco­nomiques américaines.

L’envoi de combattants syriens à Nagorny Karabakh indique le recours grandissant de la Turquie à des mercenaires pour servir les objectifs expansionnistes de sa politique régionale. En 2018, les forces turques ont recruté des combattants de l’opposition armée opérant sous la bannière de l’Ar­mée syrienne libre et les ont utilisés dans des cam­pagnes militaires contre les Kurdes dans le nord de la Syrie. Ankara a ensuite établi un modèle pour enrôler des combattants syriens en vue de remporter ses guerres par procuration lorsqu’elle en avait transporté des milliers en Libye pour aider le Gouvernement d’union nationale (GNA) à Tripoli contre les forces de l’Armée Nationale Libyenne (ANL) de Khalifa Haftar. Ces mercenaires syriens, estimés à plus de 3 000, font partie des milices par­rainées par Ankara qui s’opposent au gouvernement du président Bachar Al-Assad, mais aussi des réfu­giés.

Cette pratique turque signale un phénomène émer­gent plus large qui consiste à faire usage de merce­naires dans les lignes de front des guerres du XXIe siècle, où de plus en plus d’affrontements armés se font entre acteurs non étatiques dans des territoires fragmentés par la fragilité des gouvernements en place. La prévalence des combattants syriens dans des conflits comme ceux en Libye et dans le Haut-Karabakh reflète la tendance plus large à l’externa­lisation de la force militaire, motivée en partie par la disponibilité de combattants itinérants à la faveur des révolutions ratées et des guerres civiles dans le monde arabe et au Moyen-Orient, ainsi que par la croissance des sociétés militaires privées. Le Groupe Wagner, une société de sécurité privée russe liée au Kremlin, a ainsi déployé des mercenaires sur un large éventail de champs de bataille dans plusieurs parties du monde, de l’est de l’Ukraine, à la Syrie et à la Libye. Des centaines de combattants syriens alliés au régime d’Assad ont été ainsi engagées pour soutenir le général Khalifa Haftar. Un rapport de l’Onu publié en septembre a signalé quelque 338 vols de fret militaires russes de la Syrie à la Libye à l’appui du Groupe Wagner.

Des combattants syriens, mais aussi des hommes ordinaires issus parfois de la large population réfu­giée, sont ainsi devenus les pions de ce phénomène naissant. A un moment où l’économie et la monnaie syriennes s’effondrent, il est difficile pour ces com­battants potentiels d’ignorer les généreux paquets financiers offerts par des parties prenantes pour se rendre en Libye. Ankara offre ainsi des soldes de 2 000 dollars par mois, une avance de 500 dollars pour les familles restées en Syrie et la promesse de payer à ces dernières 100000 dollars en cas de décès du combattant et 7000 dollars au cas où il serait blessé. Un rapport du département américain de la Défense publié en juillet dernier a avancé que le gain financier était la principale motivation des mer­cenaires. L’Observatoire syrien des droits de l’homme a toutefois affirmé que les mercenaires syriens soutenus par la Turquie étaient d’anciens militants qui se sont battus pour des groupes extré­mistes comme l’Etat islamique ou affiliés à l’organi­sation Al-Qaëda. Cette assertion n’est pas forcément en contradiction avec celle avancée par le rapport du Pentagone. Les deux conclusions semblent se com­pléter plutôt que se contredire, les mercenaires recrutés par Ankara étant davantage un mélange de divers éléments qu’un ensemble homogène. Moyennant argent, les mercenaires syriens servent en retour les ambitions de la Turquie de se reposi­tionner au Moyen-Orient sans avoir à payer un lourd tribut humain car ils lui permettent de ne pas mobi­liser des forces armées. Ils présentent également l’avantage d’une force militaire souple qui pourrait être abandonnée une fois son utilité achevée.

En réaction aux envois par la Turquie de merce­naires syriens en Libye à partir de janvier dernier, le Groupe Wagner a augmenté son déploiement de combattants syriens avec des estimations allant de 800 à 2500 mercenaires, en échange d’un salaire mensuel de 1000 dollars et de la clémence du prési­dent Bachar Al-Assad, a indiqué le rapport améri­cain. Dès le mois de mars, la Russie s’est tournée vers le sud de la Syrie à la recherche de renforts. Cette région est considérée comme un terrain parti­culièrement fertile pour le recrutement russe, non seulement en raison de la pauvreté endémique, mais également en raison de l’absence de soutien de toute autre puissance régionale ou mondiale.

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