L’ère nassérienne qui s’étend de 1952 à 1970 est divisée en trois phases. Nasser, la Révolution de 1952 à 1956. Nasser, l’Etat de 1957 à 1967. Nasser, la reconstruction de l’Etat de 1967 à 1970. L’année 1956 marque l’apogée de la première phase, avec la nationalisation du Canal de Suez et la riposte à l’agression tripartite, un événement dont les séquelles ont dépassé la dimension nationale pour s’étendre aux deux dimensions régionale et internationale. Ces deux événements ont constitué un succès pour la Révolution égyptienne, là où avait échoué la direction de la Révolution de 1919, c’est-à-dire réaliser l’indépendance nationale, d’une part, et mettre un terme à l’emprise historique des occupations britannique et française, d’autre part. Ce qui a donné naissance à un nouvel ordre mondial. Ainsi, ces deux événements sont devenus les piliers de la légitimité de la révolution naissante pour fonder un Etat et passer à la phase deux.
Au cours de cette phase, la priorité était de mettre fin aux difficultés socioéconomiques présentes depuis les années 1940 et que les directions du mouvement national, notamment le parti du Wafd, n’avaient pas réussi à résoudre. Ce qui avait conduit à une colère populaire dévastatrice depuis 1946, l’année de la formation des comités des étudiants et des ouvriers, ainsi que d’autres mouvements populaires qui refusaient les comportements de l’aristocratie. Des comportements qui ne s’accordaient nullement avec les besoins de la classe moyenne et des classes pauvres de la société égyptienne. Leurs demandes s’axaient autour de deux piliers: premièrement, instaurer une justice sociale de sorte à octroyer des chances équitables à tous les Egyptiens dans l’enseignement, la santé, etc. et permettre ainsi une mobilité et une promotion sociales. Deuxièmement, donner la chance aux classes sociales moyennes et pauvres d’accéder à une part des richesses du pays ou ce que l’on appelle, selon les termes contemporains, la citoyenneté économique et sociale. Dans ce contexte, la Révolution de Juillet a eu recours aux capitalistes égyptiens de l’époque, d’une part, et à la classe moyenne, d’autre part, pour prendre part au processus de développement. Cependant, la première a refusé de coopérer alors que la seconde a hésité à coopérer avec la Révolution de Juillet.
Dans son livre La Société égyptienne et l’armée, Anouar Abdel-Malek explique cette réaction par deux causes: « Le déclenchement d’un conflit étouffé entre le vieux capitalisme dominé par le caractère agricole qui ne veut pas participer au développement et la crainte de l’augmentation du fossé des richesses et des revenus entre les deux parties de la société. Ce qui signifie la division de la société en deux classes distinctes: une classe minoritaire qui possède les revenus de la production et une autre classe en augmentation continue qui ne jouira que d’une partie minime des revenus de la production ». Ajoutons à cela le fait que le capitalisme occidental s’est abstenu de soutenir l’Egypte. Face à l’abstention du capitalisme égyptien, essentiellement agricole, et du capitalisme étranger de prendre part au développement économique égyptien, la direction égyptienne s’est alors trouvée obligée de compter sur elle-même. Elle a alors oeuvré à mettre en place deux mécanismes en janvier 1957, ce qu’on a appelé à l’époque l’institution économique et le Haut comité de la planification nationale. La création de ces deux mécanismes marque à mon avis le commencement de l’ère de Nasser, l’Etat qui vise à réaliser la citoyenneté économique et sociale. Ils se devaient d’accomplir un nombre de missions: Elaborer une vision future de l’économie égyptienne, dessiner les politiques financières, monétaires et administratives du pays selon un projet intégral de développement, sélectionner les genres de production qui permettent à la structure économique égyptienne de s’adapter au développement industriel dans un cadre institutionnel contemporain et choisir les administrations des compagnies selon des critères contemporains de sorte qu’elles soient dirigées par ce qu’on a appelé les experts intellectuels et non pas par les experts fonctionnaires, comme les grands économistes Ismaïl Sabri Abdallah et Samir Amin ou encore le banquier Ahmad Fouad …
Anouar Abdel-Malek enregistre cette expérience en écrivant: « Au départ a été présentée une étude des conjonctures de 148 sociétés égyptiennes par actions dont les avoirs réunis atteignaient 53 % (112,9 millions de L.E.) du total des capitaux des sociétés égyptiennes par actions ». Un an après l’application d’un bouquet de recommandations et de politiques, ces compagnies ont réalisé « un taux de revenus, par rapport au capital employé, qui reflète la capacité du revenu dans tout projet, de 15,1 % pour toutes les compagnies réunies. Des taux qui ont varié entre 38,8 % au maximum pour les industries alimentaires et les boissons et 4,9 % au minimum dans le secteur de l’immobilier, alors que le taux a atteint 25,5 % dans l’industrie textile ». L’année suivante, « les bénéfices de 144 compagnies ont augmenté de 3 millions de L.E., soit une augmentation de 7 % pour atteindre 44,2 millions de L.E. de gains, soit 35 % des capitaux. Sans oublier la conquête de nouveaux domaines de production comme les industries chimiques et les denrées alimentaires ». Puis, s’ensuivirent de nouveaux domaines de production comme les médicaments, le fer et l’acier, l’aluminium, l’électroménager, les voitures, etc.
En d’autres termes, l’institution économique avec le Haut comité de la planification nationale ont réussi à transférer l’Egypte de la phase du capitalisme colonialiste au capitalisme industriel contemporain grâce à une vision et des capitaux égyptiens. Bien plus, a commencé plus tard l’exportation vers de nombreux marchés étrangers. C’est ainsi que l’Egypte de Nasser a réussi, via l’institution économique, à accomplir de nombreuses réalisations. Une, fonder une base industrielle historique. Deux, former des milliers de cadres techniques et ouvriers hautement qualifiés. Trois, réaliser un excédent de la production qui a permis d’ouvrir des marchés d’exportation. Quatre, achever avec succès le premier plan quinquennal, au début des années 1960. Toutes ces réalisations prouvent l’importance du projet de développement entre 1957 et 1967 qui a assuré une certaine citoyenneté économique et sociale à tous les Egyptiens, hommes et femmes, musulmans et coptes, de Haute-Egypte ou de Basse-Egypte, etc. Chacun était impliqué d’une manière ou d’une autre dans ce projet de développement, notamment les classes moyenne et pauvre, soit la tranche essentiellement visée par la phase de Nasser, l’Etat, à travers une expérience institutionnelle économique. Une expérience digne d’étude et d’inspiration
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