Où vont les Frères musulmans ? La stratégie de protestation, de sit-in et de manifestation en permanence, suivie par la confrérie depuis la destitution de Mohamad Morsi le 3 juillet, a provoqué une flambée de violences, faisant plus de 150 morts et des centaines de blessés. Certes, les partisans de l’ex-président ne sont pas les seuls à blâmer, la violence, ou l’usage disproportionné de la force, provient aussi du côté opposé. Toujours est-il que la stratégie de la confrérie consiste à chercher « la bagarre » pour faire bouger les choses en vue de mieux négocier son avenir politique et le sort de sa direction, dont plusieurs membres risquent des peines de prison pour des accusations diverses. La direction estime que des manifestations strictement pacifiques, déjà difficiles à maintenir, ne changeraient rien à la nouvelle donne (la destitution de Morsi et des poursuites judiciaires contre les dirigeants de la confrérie) et que provoquer de la violence — qui paraîtrait involontaire — serait en faveur des Frères, puisqu’ils en seraient probablement les principales victimes, face à la répression policière ou militaire. Elle pourrait alors crier au martyre (comme c’était le cas lors des affrontements meurtriers de l’avenue Al-Nasr ainsi que devant le siège de la garde républicaine) et s’attirait la sympathie et le soutien nationaux et internationaux, face à la brutalité gouvernementale.
Le lien entre la politique de la confrérie et la recrudescence de la violence est encore plus clair et acquiert une dimension autrement dangereuse dans la péninsule du Sinaï. Les déclarations de responsables de la confrérie ne laissent aucun doute sur la relation entre la destitution de Morsi et la multiplication des attaques, parfois à l’arme lourde, perpétrées par des djihadistes en connexion avec le Hamas palestinien, dans cette province frontalière d’Israël et de la bande de Gaza.
La réaction de l’armée ne s’est pas fait attendre. Le ministre de la Défense, Abdel-Fattah Al-Sissi, a appelé le 24 juillet les Egyptiens à manifester massivement, le 26, pour lui donner mandat de sévir contre les responsables de la « violence » et du « terrorisme ». Le lendemain, l’armée a lancé aux Frères musulmans un ultimatum de 48 heures pour rejoindre le « dialogue national » inauguré récemment par le président par intérim. Le message est clair : la confrérie doit faire le choix entre l’action politique et l’escalade militaire. Face à son refus de revenir sur sa politique, c’est donc une dangereuse escalade qui prévaudra, avec ses conséquences négatives prévisibles sur le dialogue national et le processus de transition démocratique, qui se veulent inclusifs.
A moins d’un compromis qui n’est pas à exclure, l’escalade avec l’armée sera probablement fatale à la direction actuelle des Frères musulmans, qui risque des peines de prison pour diverses raisons, dont l’incitation à la violence et l’intelligence avec des forces étrangères (le Hamas). De telles condamnations ne feront qu’encourager et accélérer des remises en cause de la doctrine et de la politique de la confrérie, dont la direction est contestée par une partie de sa base. Le mouvement des « Frères contre la violence », créé après le renversement de Morsi, s’oppose, comme son nom l’indique, à la politique de la violence suivie par la direction actuelle. Il fait signer des pétitions pour retirer la confiance au guide suprême, Mohamad Badie. Déjà, la confrérie — dont la direction est majoritairement composée de durs et de dogmatiques, appelés les Qotbistes, en référence au célèbre idéologue radical des années 1950 et 60, Sayed Qotb — a fait l’objet en juillet 2011, après la chute de Moubarak, d’une scission d’un groupe de jeunes Frères en désaccord avec la doctrine fermée de la confrérie et les méthodes non démocratiques de sa direction. Ils ont formé le parti du Courant égyptien, qui se réclame d’une vision plus moderne et moins conservatrice de l’islam. S’abstenant d’évoquer la charia dans son programme et soutenant l’établissement d’un Etat civil, ce parti est symptomatique du conflit de générations au sein de la confrérie entre une direction vieillissante, attachée à une vision traditionnelle de l’islam politique, réfractaire à l’évolution, et des cadres intermédiaires et des jeunes plus ouverts au monde, qui aspirent à prendre la relève.
Ces remises en cause semblent, de toute manière, inévitables au vu de l’échec patent des Frères musulmans dans leur première expérience au pouvoir. La première remise en question devrait toucher à la mentalité d’assiégé, née de décennies de répression, à la culture du secret et à la soif du pouvoir qui ont empêché la confrérie de se transformer en un parti ouvert à la société, capable d’engager des dialogues et des négociations aboutissant à des compromis et de partenariats avec d’autres forces politiques. Au contraire, elle tendait au fil de sa courte période d’exercice du pouvoir à marginaliser et à éliminer ses partenaires réels ou potentiels. Elle a fini par faire des ennemis partout, y compris parmi les islamistes. L’amalgame entre le religieux (représenté par le bureau de guidance de la confrérie) et le politique (le Parti Liberté et justice) s’est fait au profit du premier, privant le second de toute marge de liberté et nuisant à sa capacité de prendre les décisions qui s’imposent. Cette réalité s’est également, et surtout, appliquée aux rapports entre la confrérie et le président Morsi.
En deuxième lieu, l’expérience des Frères au pouvoir a montré qu’ils manquaient de vision et de programme pour faire face aux graves problèmes politiques, économiques et sociaux de l’Egypte. Le slogan constamment scandé par la confrérie, « l’islam est la solution », s’est avéré creux. Il servait bien ses ambitions et sa stratégie lorsqu’elle était dans l’opposition. Mais une fois au pouvoir, il était incapable d’offrir des solutions aux problèmes du pays. Autrement dit, l’islam est une religion qui peut montrer le chemin dans certains domaines bien déterminés. Mais il n’est pas une idéologie politique à même de gérer l’ensemble de la société et de l’Etat et de proposer des solutions pratiques et contemporaines à leurs problèmes en perpétuel changement.
Enfin, les tentatives des Frères musulmans d’imposer leur propre vision de l’islam et des valeurs islamiques ont échoué. Car elles étaient des tentatives d’imposer une nouvelle vision hégémonique sur la société, un régime totalitaire aux couleurs religieux. C’était méconnaître que l’une des raisons principales du soulèvement populaire contre le régime autoritaire de Moubarak était d’instaurer un système politique ouvert et démocratique, où les citoyens pourraient exercer librement leurs droits fondamentaux. Or, les Frères musulmans ont montré par leur action à la tête de l’Etat qu’ils cherchaient à établir, ou plutôt à maintenir, un régime autoritaire et rigide, au nom de la religion cette fois-ci.
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