Pour la première fois depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, les armées de la Syrie et de la Turquie sont en confrontation directe sur le sol syrien, à Idleb, dans le nord-ouest du pays. Cette province est le dernier bastion de la rébellion anti-régime composée d’un mélange de quelque 40000 combattants soutenus par la Turquie ainsi que 20000 extrémistes liés au groupe terroriste d’Al-Qaëda. L’affrontement syro-turc, qui a fait plusieurs morts des deux côtés, s’est produit lorsque l’armée syrienne a entamé en décembre dernier une offensive visant à déloger la rébellion et à reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire. L’avancée de l’armée syrienne, soutenue par des frappes aériennes russes, s’est heurtée aux quelque 7000 militaires turcs déployés dans la province dans l’objectif de créer une zone de sécurité le long de la frontière turco-syrienne. Ankara cherche par cette entreprise à éloigner les combattants kurdes syriens des Unités de protection du peuple (YPG), ossature des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), qu’il considère comme une menace existentielle à sa sécurité en raison de leurs liens présumés avec les indépendantistes kurdes turcs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Ainsi, la riposte militaire de la Turquie à l’avancée des troupes syriennes s’explique non seulement par sa volonté de venger les morts et les blessés parmi ses soldats, mais aussi et surtout par sa crainte qu’une prise de contrôle d’Idleb par l’armée gouvernementale ne l’empêche d’établir sa zone de sécurité dans le nord de la Syrie, dans laquelle elle souhaite rapatrier au moins un million de réfugiés syriens vivant actuellement en Turquie. L’offensive de l’armée syrienne à Idleb et les conséquents affrontements avec les troupes turques ont jeté ces dernières semaines sur la route de l’exode quelque 900000 Syriens, qui se sont dirigés vers la frontière avec la Turquie. Celle-ci, qui accueille sur son sol 3,6millions de réfugiés syriens, a prévenu qu’elle ne peut plus en accepter davantage.
La Turquie et la Russie, principale alliée de Damas dont le soutien militaire est capital pour la reprise de contrôle d’Idleb, se sont jeté la responsabilité de la rupture du cessez-le-feu établi dans cette province depuis septembre 2018 par l’accord turco-russe de Sotchi (Russie). Alors qu’Ankara a accusé la Russie d’avoir violé l’accord en laissant l’armée de Damas attaquer les groupes rebelles à Idleb, y compris les troupes turques qui y sont stationnées, Moscou a rendu la Turquie responsable de l’effondrement de l’accord de cessez-le-feu, affirmant qu’Ankara n’avait pas tenu son engagement de contenir les rebelles qui ont continué d’attaquer des cibles syriennes et russes.
L’accord de Sotchi stipule que la Turquie se charge du désarmement des groupes rebelles syriens à Idleb et oblige les milices islamistes extrémistes sous son influence de quitter la province. Ankara n’a pas pu ou plutôt n’a pas voulu pousser ces milices radicales, dont Hayat Tahrir Al-Cham (anciennement connu sous le nom de Front Al-Nosra), à désarmer. Il est probable qu’Ankara, par son inaction sur ce dossier, veut maintenir une carte de pression en vue d’avoir son mot à dire dans l’avenir de son voisin syrien. Ce sont d’ailleurs ces mêmes combattants syriens que la Turquie a envoyés, moyennant 2000 dollars par mois, en Libye pour soutenir le gouvernement d’entente nationale à Tripoli face à l’offensive de l’Armée Nationale Libyenne (ANL) de Khalifa Haftar. Ils constituent ainsi une carte régionale au service de la politique et de l’influence de la Turquie au Moyen-Orient et en Méditerranée. Quelque 2000 de ces combattants sont actuellement à pied d’oeuvre pour défendre la capitale libyenne face aux assauts de l’ANL.
Mais cette stratégie risquée adoptée par la Turquie en Syrie comporte le danger d’un possible affrontement militaire avec la Russie, qui a pourtant entrepris un important rapprochement avec Ankara ces dernières années. Moscou a fait savoir qu’elle poursuivrait son soutien à l’offensive de Damas à Idleb en vue de chasser les « terroristes » islamistes (Hayat Tahrir Al-Cham) affiliés à Al-Qaëda. La prise de contrôle par l’armée syrienne du dernier bastion des opposants armés couronnerait également l’action militaire déployée par Moscou depuis le 30 septembre 2015 en faveur du régime du président Bachar Al-Assad. Il en va du prestige diplomatique mondial et du statut de grande puissance de la Russie.
Intérêts étendus russo-turcs
Ni Moscou ni Ankara ne veulent d’un affrontement direct en Syrie, en raison de l’imbrication de leurs intérêts économiques dans plusieurs secteurs. Le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a souligné à cet égard que la Turquie ne voulait pas se retrouver « face à face avec la Russie ». Ankara a sans doute plus à perdre d’une détérioration de ses relations avec Moscou. Le 24novembre 2015, un chasseur F-16 turc a abattu un avion d’attaque russe SU-24M à la frontière avec la Syrie. La crise qui s’est ensuivie a entraîné l’imposition par Moscou de sanctions économiques contre Ankara, qui ont nui à l’économie turque. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a dû présenter des excuses officielles à la Russie en juin2016 pour mettre un terme à la crise.
Les rapports économiques turco-russes sont particulièrement solides dans le secteur de l’énergie. Début janvier, les deux présidents Vladimir Poutine et Erdogan ont inauguré en Turquie le projet TurkStream, un gazoduc traversant la mer Noire de la Russie à la Turquie pour livrer du gaz naturel russe à l’Europe. La Russie est également impliquée dans un autre projet énergétique massif en Turquie, la centrale nucléaire d’Akkuyu qui devrait entrer en fonction plus tard cette année. Le commerce russo-turc totalise quelque 25 milliards de dollars, porté par les importations turques de gaz naturel et de pétrole de la Russie, principal fournisseur de produits énergétiques à la Turquie. Dans le domaine de la défense, Ankara a acheté le système russe de missiles antiaériens S-400 et prévoit équiper son armée de l’air des derniers avions de chasse russes Sukhoi pour compenser son éviction du programme américain de chasseurs F-35. En politique étrangère, la Turquie a besoin du soutien diplomatique de la Russie à ses projets de forage de gaz naturel en Méditerranée, étant donné le soutien des Etats-Unis et de l’Union européenne à ses rivaux, Chypre et la Grèce.
Les options de la Turquie face à la Russie sont d’autant plus réduites qu’elle s’est aliéné ses partenaires occidentaux par sa politique régionale agressive, aussi bien en Syrie qu’en Méditerranée orientale ou en Libye. La crise à Idleb a poussé Ankara à demander le soutien militaire des Etats-Unis. Le président Erdogan, invoquant la solidarité avec un membre de l’Alliance atlantique, a demandé au président Donald Trump de déployer deux batteries de défense antimissile Patriot à la frontière turco-syrienne, afin de contrer de nouvelles attaques syriennes ou russes. Mais il est improbable, malgré les déclarations de soutien diplomatique faites par les responsables américains, que Washington accède à la requête de la Turquie pour deux raisons. La première est que les Etats-Unis s’emploient depuis des années à se désengager du Moyen-Orient et évitent de ce fait toute implication militaire directe dans ses conflits. Washington ne souhaite pas non plus de se trouver dans un affrontement militaire direct avec la Russie pour défendre les intérêts d’une Turquie avec laquelle il est en désaccord majeur sur plusieurs questions d’ordre stratégique, dont celle de l’acquisition du système russe de missiles anti-aériens S-400 .
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