La tension monte en Méditerranée orientale. La signature, le 27 novembre, d’un mémorandum d’entente entre la Turquie et la Libye sur la démarcation de leurs frontières maritimes a jeté de l’huile sur le feu dans le bassin levantin, où les récentes découvertes de gaz naturel ont créé un contentieux entre la Turquie, d’un côté, Chypre et la Grèce, de l’autre. La conclusion de l’accord turco-libyen a élargi le litige à l’ensemble des pays concernés, l’Egypte et Israël, mais aussi l’Union Européenne (UE), qui l’ont dénoncé comme illégal. La nouvelle donne exacerbe le conflit dans la région et est de nature à compliquer, voire retarder, les projets de coopération régionale, dont le but est de tirer la meilleure partie de la manne énergétique en Méditerranée.
L’accord turco-libyen prévoit la délimitation de la frontière maritime à partir de la côte sud-ouest de la Turquie, de Fethiye-Marmaris-Ka, jusqu’à la côte nord-est de Derna-Tobrouk-Bordia, en Libye. Chypre et la Grèce estiment que cette démarcation empiète sur leurs Zones Economiques Exclusives (ZEE) et ignore la présence de la grande île grecque de Crète et de sa ZEE qui se situe entre la Libye et la Turquie. En outre, la Libye et la Turquie sont géographiquement éloignées, et les eaux séparant les deux pays sont principalement celles entre la Grèce et l’Egypte.
La conclusion de l’accord de démarcation maritime s’explique par plusieurs raisons. Restée à l’écart des découvertes énergétiques en Méditerranée orientale, la Turquie, qui compte sur les importations pour couvrir 99 % de ses besoins gaziers, s’employait à trouver du gaz naturel dans ses eaux territoriales, sans succès. L’accord avec la Libye lui permet d’élargir sa ZEE, et donc d’augmenter ses chances d’en découvrir. Mais il la met en même temps en conflit avec Chypre et la Grèce qui considèrent la zone maritime turque ainsi démarquée comme faisant partie de leurs eaux territoriales ou de leurs ZEE.
L’accord entrave aussi le projet de construction d’un gazoduc sous-marin, dénommé EastMed pipeline, pour transporter le gaz naturel produit en Israël et à Chypre vers l’UE, via la Grèce et l’Italie. Ce projet, promu par Tel-Aviv, Nicosie et Athènes et soutenu par l’Europe, devrait, en cas de matérialisation, passer par la zone maritime turque délimitée par l’accord, ce qui nécessiterait un accord préalable d’Ankara. En cas de son accord, la Turquie imposerait des tarifs de passage. En somme, dans l’esprit de la Turquie, l’accord lui donnerait l’occasion de profiter d’une façon ou d’une autre de la manne gazière dans le bassin levantin, dont elle est restée jusqu’ici à l’écart. Il lui permettrait, estime-t-elle, d’exercer un droit de regard sur les projets futurs de coopération énergétique régionale.
La Turquie cherche en deuxième lieu à étendre son influence en Libye en profitant du conflit armé qui sévit dans ce riche pays pétrolier. Un second volet du mémorandum d’entente conclu avec Tripoli porte, en effet, sur la coopération militaire, dont l’objectif est de prêter main-forte au Gouvernement d’Entente Nationale (GEN) de Fayez Al-Sarraj face à l’offensive militaire menée depuis le 4avril par le chef de l’Armée Nationale Libyenne (ANL), Khalifa Haftar, pour capturer la capitale et renverser le GEN. Ankara avait déjà envoyé des blindés et des drones au gouvernement de Tripoli dès l’été dernier, alors que le président Recep Tayyip Erdogan a annoncé, jeudi 26décembre, que son pays enverrait des troupes pour soutenir Tripoli.
Le renforcement de l’influence turque auprès du GEN comprend un volet économique: Ankara entretient des relations économiques profondes et de longue date avec la Libye, établies sous le règne de Muammar Kadhafi. Des entreprises turques, en particulier dans le secteur de la construction, ont remporté ces dernières années plusieurs contrats lucratifs de construction d’infrastructure en Libye de plusieurs milliards de dollars. Il n’était donc pas fortuit que la Turquie s’est engagée à soutenir le gouvernement d’Al-Sarraj, notamment par la vente d’une variété d’équipements militaires. Le GEN, de son côté, a un besoin urgent de soutien militaire, car il se trouve en difficulté face à l’offensive de l’ANL.
Le comportement turc en Méditerranée est également lié à la division de l’île de Chypre depuis 1974 entre les deux parties grecque (sud) et turque (nord). Ankara s’oppose à l’exploitation des ressources gazières de la ZEE de la République de Chypre sans un accord préalable de partage des revenus avec la partie turque de l’île, qui s’est autoproclamée République Turque de Chypre du Nord (RTCN) en 1983. Celle-ci n’est reconnue que par la Turquie, qui a menacé d’empêcher par la force toute action de forage et d’exploitation de gaz naturel au large de la partie grecque. Joignant l’acte à la parole, la marine turque a bloqué à deux reprises en 2018 le passage au large de Chypre d’un navire d’exploration du géant énergétique italien Eni, l’obligeant à rebrousser chemin. La Turquie a d’autre part lancé des missions de recherche de gaz naturel dans la ZEE de la RTCN. Elle entend élargir ses opérations d’exploration aux zones situées à l’ouest de l’île divisée, provoquant les protestations des Chypriotes grecs. Certaines des zones explorées par les navires turcs se situent en effet dans la ZEE revendiquée par la République de Chypre, ce qui fait monter la tension avec Nicosie et son alliée, la Grèce.
L’ambition avortée d’Ankara
La politique hostile d’Ankara s’explique par une autre raison. La Turquie, qui avait l’ambition de devenir un pôle énergétique au Moyen-Orient, voit ses projets s’effondrer en raison des dernières découvertes de gaz naturel en Méditerranée orientale, toutes en dehors des eaux territoriales turques. Ces découvertes importantes au large de Chypre, d’Israël et surtout de l’Egypte ont changé la donne régionale, et propulsé cette dernière vers ce rôle tant convoité de hub énergétique régional. L’Egypte détient, en effet, le gisement de gaz naturel Zohr, le plus important du bassin levantin, avec des réserves prouvées de 850 milliards de m3. Elle dispose en outre, à Damiette et Edkou, des deux seules usines de liquéfaction de gaz naturel en Méditerranée orientale, ce qui la place en bonne position pour exporter son gaz naturel, ainsi que celui des autres producteurs méditerranéens, Israël et Chypre, vers le marché européen. La création en Egypte, le 14 janvier dernier, du « Forum du gaz de la Méditerranée orientale », avec LeCaire comme siège, est une reconnaissance régionale et européenne de ce nouveau statut. Ce forum regroupe six Etats, entre producteurs et consommateurs : l’Egypte, Chypre, Israël, la Jordanie, l’Italie et la Grèce ainsi que l’Autorité palestinienne.
Ces développements ont jeté un sérieux doute sur les plans de la Turquie de devenir un hub énergétique régional, en vue d’exporter le gaz naturel en Europe. La Turquie s’est fortement investie pendant les trois dernières années pour améliorer ses infrastructures gazières, à travers la mise en service de deux nouvelles unités flottantes de regazéification dans le sud et le nord-ouest du pays ; l’agrandissement du terminal de liquéfaction de Marmara Ereglisi, à l’ouest d’Istanbul, et l’injection d’investissements dans deux installations de stockage de gaz dans la province d’Aksaray, au centre de l’Anatolie, et celle d’Istanbul. Ankara a également inauguré le 19novembre 2018 le premier tronçon sous-marin du gazoduc « Turkish Stream » reliant la Russie aux rives européennes de la Turquie. Ce pipeline fait partie des plans de la Turquie visant à devenir un pôle énergétique régional. Mais cette ambition est loin de pouvoir se matérialiser. D’abord, parce que l’Egypte est mieux placée pour le devenir pour les raisons déjà mentionnées. Ensuite, parce que la Turquie souffre de handicaps politiques majeurs. Elle entretient des relations mauvaises ou tendues avec l’ensemble des protagonistes: les producteurs, l’Egypte, Israël et Chypre, ainsi que les consommateurs dans l’UE.
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