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L’influence régionale de l’Iran à l’épreuve

Lundi, 02 décembre 2019

Dehors, dehors l’Iran ! ». Ainsi scandaient les manifestants qui ont mis le feu mercredi dernier, 27 novembre, au consulat iranien dans la ville de Najaf au sud de l’Iraq. C’était la deu­xième tentative en un mois des manifestants de brûler le consulat d’Iran à Najaf. Lors de la première tentative, des cocktails Molotov ont été jetés sur les murs du bâtiment, mais les flammes ont été éteintes et les dégâts limités. Cette fois, le personnel iranien a dû être évacué et le bâtiment a été brûlé. Ce n’est pas la pre­mière fois que les représentations diplomatiques de l’Iran soient prises pour cible lors des der­nières protestations populaires, déclenchées début octobre, ou que les symboles de sa pré­sence en Iraq soient attaqués. Le 3 novembre, le consulat iranien dans la ville chiite sainte de Karbala, au sud du pays, a été attaqué, alors qu’à Bagdad, le drapeau de la République islamique a été à maintes reprises brûlé et des sièges de partis politiques et de milices liés à Téhéran ont été incendiés.

L’attaque contre le consulat à Najaf porte cependant une charge symbolique, la ville chiite sainte abritant d’importants sanctuaires religieux. L’Iran entretient de son côté des liens profonds avec cette cité antique, située au coeur du pays chiite iraqien (sud), où il a beaucoup investi dans des projets de rénovation des sites religieux. Téhéran a également envoyé plusieurs de ses religieux à Najaf pour promouvoir sa doctrine du chiisme dans laquelle le chef religieux de la nation est également le chef politique suprême. Les Iraqiens rejettent toutefois cette forme de théocratie politique et s’opposent de plus en plus à l’ingérence de l’Iran dans la vie politique de leur pays.

La majorité des manifestants tient l’Iran pour responsable de la situation actuelle en Iraq, en raison de son influence prépondérante dans le pays. Ils le considèrent comme ayant encouragé la corruption, à l’origine de la détérioration de leurs conditions de vie. De nombreux manifestants voient l’influence de l’Iran au coeur des problèmes que rencontre l’Iraq. Outrés par la corruption, les services publics médiocres et le faible niveau de vie, ils ont attaqué des cibles iraniennes en raison du soutien de Téhéran au gouvernement iraqien, responsable principal de ces maux. Ce qui aggrave le cas de l’Iran est que la plupart des manifestants sont issus de la majorité chiite iraqienne, censée être sympathisante de Téhéran. Il en est autrement. L’attaque contre le consulat à Najaf en particulier a envoyé aux dirigeants iraniens un message sans équivoque: un segment important de la société iraqienne, de surcroît majoritairement chiite, rejette la présence politique de l’Iran dans le pays et le tient pour responsable d’avoir amené l’actuelle coalition gouvernementale. C’était en effet le major général Qassem Soleimani, à la tête de la force d’Al-Qods, du Corps des Gardiens de la Révolution islamique, qui a négocié l’accord ayant créé le gouvernement iraqien.

Le système politique mis en place après l’invasion américaine de l’Iraq en 2003, bien que conçu par les Iraqiens et approuvé par les Etats-Unis, a codifié la répartition du pouvoir politique en fonction des critères sectaires (chiites-sunnites) et ethniques (Arabes-Kurdes). L’Iran a exploité ce cadre, l’utilisant pour s’immiscer dans la politique intérieure de son voisin. Lorsque les Etats-Unis se sont retirés d’Iraq fin 2011, les partis politiques liés à l’Iran avaient étendu leurs réseaux au sein du gouvernement. Ainsi, un grand nombre des partis politiques, qui dominent le parlement, ont des liens avec l’Iran.

L’impact de la guerre contre Daech

En été 2014, alors que Daech élargissait son emprise sur de larges portions du territoire iraqien (le tiers du pays), mais aussi syrien, c’est l’Iran qui s’est précipité à la rescousse, aidant à former des milices à prédominance chiite, les Forces de mobilisation populaire (Al-Hachd Al-Chaabi), pour lutter contre les extrémistes sunnites de Daech. La République islamique est ainsi devenue si puissante en Iraq que les partis politiques qui y sont liés sont devenus les maîtres de la coalition gouvernementale.

La guerre contre le groupe terroriste a permis aux milices d’Al-Hachd Al-Chaabi de prendre pied dans les plaines de l’ouest de l’Iraq, ainsi que de l’est syrien. Au fur et à mesure que Daech s’effondrait dès fin 2015, grâce à l’intervention des Forces de mobilisation populaire, chaque région libérée devenait un avant-poste pour la réalisation des ambitions régionales de longue date de l’Iran, dont l’objectif est d’étendre et de consolider sa présence sur les rives de la Méditerranée et sur la frontière nord d’Israël. A cette fin, l’Iran a pris une participation dans le port syrien de Lattaquié sur la Méditerranée et a établi une zone d’accès aux hauteurs du Golan occupé par Israël et une voie de transport terrestre depuis Téhéran qui traverse l’ouest de l’Iraq, puis l’est de la Syrie et se termine au Liban, où Téhéran dispose d’un puissant allié, le Hezbollah, faiseur de rois dans le pays du Cèdre.

Sous l’impulsion de Téhéran, le parti chiite libanais s’est massivement investi dans la guerre contre Daech et en soutien au président syrien Bachar Al-Assad, allié de l’Iran. Il a ainsi joué un rôle de premier plan dans la stabilisation du régime de Damas depuis le début de 2013. Sous la direction de Qassem Soleimani, des combattants des Gardiens de la Révolution islamique, du Hezbollah et des milices chiites d’Iraq, du Yémen, d’Afghanistan et du Pakistan ont, aux côtés des forces russes à partir de septembre2015, fait basculer la guerre en faveur d’Assad, renforçant ainsi l’arc d’influence de l’Iran. Téhéran voyait dans ce développement des gains stratégiques inestimables pour la projection de son influence dans le monde arabe.

Avec le déclenchement des vagues de protestations populaires en Iraq et au Liban, ces gains semblent sérieusement menacés, car une mise en place des réformes exigées par les manifestants se traduirait par une érosion de l’influence de la République islamique. Les manifestations constituent ainsi une menace pour les intérêts de Téhéran dans les deux pays, car elles demandent la remise en cause de l’ordre politique établi, soutenu par des groupes alliés à l’Iran. Ce dernier s’est employé pendant de longues années à infiltrer et à exploiter les structures confessionnelles des régimes politiques des deux pays. Et c’est précisément cet ordre politique que les protestataires cherchent à renverser. Aussi bien en Iraq qu’au Liban, les manifestants, bien que principalement motivés par des raisons économiques internes, n’ont pas manqué de faire le lien entre la détérioration de leurs conditions de vie, la corruption généralisée et l’influence prépondérante de l’Iran dans les affaires internes de leurs pays, via des formations politiques et des milices paramilitaires. Pour eux, Téhéran est au moins en partie responsable de cet état en raison de son soutien aux régimes en place dans les deux pays. Ils estiment que l’immixtion iranienne dans les affaires intérieures de leurs pays profite davantage à Téhéran aux dépens des intérêts nationaux de l’Iraq et du Liban. Le rejet de l’implication iranienne dans la politique interne des deux pays fait désormais partie intégrante du mouvement de protestation.

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