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Duel sino-américain en mer Rouge ?

Lundi, 10 décembre 2018

A l’instar de plusieurs puissances régionales qui se sont ruées ces dernières années sur le sud de la mer Rouge, diverses puissances de rang mondial ont établi leurs bases près du détroit de Bab Al-Mandab, qui contrôle le passage entre cette mer et le golfe d’Aden, dans l’océan Indien. Certaines de ces grandes puissances, toutes établies à Djibouti sur la rive ouest de la mer Rouge, ont une présence relativement ancienne dans cette région de la Corne de l’Afrique. La France détient sa base militaire depuis 1977, date d’indépendance de cette ancienne colonie française. Les Etats- Unis ont établi la leur en 2002, après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. D’autres puissances, comme l’Italie, le Japon et dernièrement la Chine ont ensuite pris pied à Djibouti, en raison de sa position stratégique à l’entrée sud de la mer Rouge, mais aussi de sa stabilité politique.

Installée dans le « camp Lemonnier », où stationnent 4 000 militaires, la base américaine, la seule que détiennent les Etats- Unis en Afrique, agit sur plusieurs axes. Le premier est la lutte antiterroriste. Première cible, l’organisation d’Al-Qaëda dans la péninsule arabique, établie au Yémen, où elle règne sur environ un quart de la partie centre-est du pays. L’armée américaine mène régulièrement des opérations secrètes et des raids de drones contre cette organisation terroriste ainsi que contre le groupe islamiste Shebab en Somalie, qui commet des attentats suicide dans la capitale Mogadiscio. Cette insurrection, qui s’est récemment étendue au Kenya voisin, est devenue une cible-clé de la guerre contre le terrorisme que mène le président Donald Trump.

Outre le soutien logistique et en renseignement à la coalition militaire que dirige l’Arabie saoudite contre les Houthis au Yémen depuis mars 2015, la marine américaine dans la Corne de l’Afrique veille à la libre navigation dans le détroit de Bab Al- Mandab, par lequel transite une bonne partie des exportations pétrolières en provenance du Golfe vers les pays occidentaux, et presque tous les navires de guerre américains, y compris les porte-avions et les sous-marins, qui traversent la Méditerranée vers l’océan Indien. Enfin, les bâtiments de guerre américains, de même que ceux de l’Union européenne, la Russie et la Chine, effectuent régulièrement depuis 2008 des patrouilles dans le golfe d’Aden pour lutter contre la piraterie aux larges des côtes somaliennes.

Les Etats-Unis, qui dominaient dans la région par leur présence militaire et leur influence politique, ont été cependant pris au dépourvu et contrariés par la décision de Djibouti en 2016 d’approuver l’installation sur son sol d’une base navale chinoise. Deux ans auparavant, Susan Rice, alors conseillère à la sécurité nationale du président Barack Obama, était venue à Djibouti pour empêcher un accord similaire avec la Russie. Pour les responsables américains, l’établissement d’une base chinoise, la première en dehors de la Chine, est un important développement stratégique, avec des implications potentielles sur la domination de longue date des Etats-Unis. Peu de temps après la décision djiboutienne, la Maison Blanche a annoncé le renouvellement pour 20 ans du bail de la base américaine et le doublement des versements annuels à Djibouti qui sont portés à 63 millions de dollars, ainsi qu’un plan de modernisation de la base de plus d’un milliard de dollars. Le Pentagone craint, entre autres, que l’installation de la base chinoise, à quelques kilomètres de la base américaine, ne permette à Pékin de surveiller les opérations militaires américaines dans la région et les moyens mis en oeuvre dans leur exécution. Le 1er août 2017, la Chine a inauguré sa base navale à Djibouti, qui a coûté 600 millions de dollars et pourrait abriter jusqu’à 10 000 soldats. Selon le gouvernement chinois, elle a pour vocation d’aider Pékin dans ses missions d’aide humanitaire et de maintien de la paix en Afrique (2 400 militaires chinois sont déployés sur le continent noir) et en Asie occidentale, mais aussi de mener des opérations de secours d’urgence, de protection et d’évacuation des Chinois à l’étranger et d’engager une coopération militaire, notamment des manoeuvres conjointes. La base aura aussi pour tâche d’assurer la sécurité des voies maritimes internationales et stratégiques près du détroit de Bab Al-Mandab, en vue de protéger les intérêts économiques massifs de la Chine en Afrique et au Moyen-Orient. L’établissement de cette base à Djibouti marque une rupture avec la politique traditionnelle de la Chine focalisant sur la région de l’Asie de l’Est. C’est un acte de projection du pouvoir qui exprime un intérêt grandissant pour l’Afrique et le Moyen-Orient, notamment dans le cadre de l’initiative économicocommerciale « une route, une ceinture » du président Xi Jinping, qui vise à établir des voies terrestres et maritimes reliant la Chine à l’Europe via l’Eurasie et le Moyen-Orient. Plus précisément, elle correspond à la volonté de la Chine de construire une « route maritime de la soie » établie autour « d’un collier de perles », c’est-à-dire une série de « points d’appui » chinois reliant l’océan Indien, la région du Golfe et la mer Rouge, afin de servir l’initiative « une route, une ceinture ».

L’établissement de la base intervient après plusieurs années d’implication économique et commerciale croissante de la Chine en Afrique et au Moyen-Orient. Seconde économie au monde après les Etats-Unis, la Chine projette de devenir l’économie la plus puissante de la planète à l’horizon des années 2030. De toute évidence, Pékin cherche par son installation à Djibouti à protéger ses intérêts économiques croissants dans cette région du monde. Il s’agit d’assurer ses approvisionnements en ressources naturelles pour soutenir sa croissance économique. La moitié du pétrole importé par la Chine passe par le détroit de Bab Al-Mandab et la plupart des exportations chinoises vers l’Europe sont acheminées par le golfe d’Aden et le Canal de Suez. En outre, la Chine, pour servir ses intérêts économiques en Afrique, investit massivement dans la construction d’infrastructures à l’est du continent. L’exemple le plus patent est la ligne de chemin de fer au Kenya, entre Nairobi, la capitale, et le port de Mombasa sur l’océan Indien, au coût global de 3,6 milliards de dollars. Inauguré le 31 mai 2017, il est le projet d’infrastructure le plus coûteux depuis l’indépendance du Kenya en 1964. En plus de l’aide économique, les investissements et les activités commerciales de la Chine en Afrique, la région abrite des milliers de travailleurs chinois. En 2015, Pékin a évacué 600 travailleurs chinois du Yémen, en raison de la guerre. En 2011, il a envoyé un navire de guerre et un avion de transport militaire pour évacuer quelque 35 000 ressortissants de la Libye à la suite du renversement de Muammar Kadhafi. La crise libyenne a été un élément majeur qui a contribué à la décision d’établir la base à Djibouti.

Cette base a été construite dans le contexte des relations économiques croissantes entre Pékin et Djibouti, ce qui a permis à la Chine de passer outre les objections des Etats-Unis. Près de 40 % du financement des grands projets d’infrastructure et d’investissement à Djibouti sont offerts par la Chine. A titre d’exemple, la Banque chinoise d’importexport a accordé un crédit de 957 millions de dollars pour financer plusieurs projets d’infrastructure, comme la construction en cours d’une ligne de chemin de fer reliant la capitale d’Ethiopie, Addis-Abeba, à celle de Djibouti sur le détroit de Bab Al- Mandab. Djibouti projette, grâce à cette liaison ferroviaire avec l’une des économies africaines qui connaît une forte croissance économique, de devenir une plaque tournante du commerce africain.

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