Il n’est plus un secret que la chute des bastions de l’organisation terroriste Daech dans le monde arabe est imminente. Mossoul, la « capitale » de l’organisation en Iraq, est sur le point de tomber, malgré la férocité des combats qui ont coûté la vie à de nombreux civils innocents. En Syrie, l’étau se resserre autour de la ville de Raqqa, la « capitale » de l’Etat Islamique (EI) en Syrie, depuis la chute, le 10 mai, de la ville d’Al-Tabaqa, située à 55 kilomètres à l’ouest de Raqqa. Il ne fait aucun doute que la guerre civile qui déchire la Syrie depuis 2011 est en grande partie responsable du retard relatif dans la bataille de Raqqa, étant donné que la rivalité entre belligérants les empêche de former un front uni face à Daech. En Iraq, par contre, l’accord entre les parties prenantes, les forces gouvernementales, les milices chiites dites de « mobilisation populaire » et les Peshmergas kurdes, soutenus par une alliance internationale emmenée par les Etats-Unis, leur a permis d’atteindre plus rapidement leurs objectifs.
La chute des bastions de Daech en Iraq et en Syrie sera une victoire décisive sur cette organisation, responsable de la majorité des récents attentats terroristes. Mais elle ne signifiera probablement pas la fin de l’organisation. Celle-ci deviendra alors comme les autres groupes terroristes, tel Al-Qaëda, dépourvu de territoires et dont les membres seront obligés de se cacher dans des zones difficiles d’accès. Des informations indiquent que l’EI se prépare déjà à l’après-chute de ses fiefs : son appareil administratif se retire de Raqqa pour se réfugier dans des zones plus éloignées encore sous son contrôle. D’autres informations font état de la défection de plusieurs combattants de Daech, pour rejoindre d’autres groupes extrémistes en Syrie, comme Fatah Al-Cham (conquête du Levant), ancien Front Al-Nosra, lié à Al-Qaëda, qui a changé encore une fois son nom en janvier dernier, après sa fusion avec quatre groupes djihadistes, pour devenir « l’organisation de libération du Levant ».
La chute des bastions de Daech fragilisera gravement l’organisation, car elle lui fera perdre le contrôle de la terre et des ressources, cruciales pour la formation, la préparation et l’achat d’armement nécessaire aux conquêtes territoriales et aux opérations terroristes. Elle la privera également d’une valeur symbolique significative, car elle annoncera l’effondrement du califat islamique qui a été solennellement proclamé par son chef Abou-Bakr Al-Baghdadi, à Mossoul en 2014, à partir de son contrôle de vastes territoires et plusieurs villes importantes en Iraq et en Syrie. Mais le danger de l’EI, bien que diminué, restera présent sous de nouvelles formes. Ce qui justifie la poursuite des actions contre lui sur les plans sécuritaire, politique et culturel.
Un autre résultat important de la chute prochaine des bastions de Daech et du déclin de son contrôle sur le territoire en Iraq et en Syrie est la montée en puissance de l’influence des Kurdes dans les deux pays, ce qui ouvrira la voie à leur indépendance en Iraq et à la déclaration d’une région kurde autonome en Syrie. Le Kurdistan iraqien, une région officiellement autonome depuis 2005 à la suite de l’invasion américaine de 2003, a exploité sa participation aux combats contre l’EI pour annexer la plupart des terres que ce dernier a abandonnées lors de son recul territorial, ces derniers mois. Les Kurdes ont annoncé ne pas avoir l’intention de se retirer de ces territoires et de les remettre à l’armée iraqienne comme l’exige Bagdad, mais de les annexer au Kurdistan, prélude à la proclamation de leur indépendance, après la tenue d’un référendum populaire dans les régions sous leur contrôle, à une date encore à déterminer.
Les dirigeants kurdes ne cachent ni leur intention de proclamer l’indépendance du Kurdistan iraqien après la libération du Mossoul, ni leur intention d’annexer les territoires saisis dans le Nord iraqien, que leur conteste le gouvernement de Bagdad. Ceux-ci incluent la ville pétrolière de Kirkouk, conquise par les Peshmergas après le retrait de l’armée iraqienne en juin 2014 face à la progression de Daech. Le drapeau du Kurdistan y a été hissé début avril dernier, en prévision de son inclusion dans les régions où sera tenu le référendum sur l’indépendance. Les dirigeants kurdes revendiquent aussi certains quartiers de la ville de Mossoul et quelques régions environnantes dans le nord et l’ouest. Ils bénéficient en cela d’un appui clair des Etats-Unis, qui leur fournissent armes et soutien politique.
Même constat chez les Kurdes de Syrie, regroupés sous la bannière des Unités de protection du peuple, principale composante des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), sur lesquelles compte Washington pour vaincre l’EI et faire tomber leur « capitale » à Raqqa. En novembre 2013, les Kurdes ont annoncé la création de « la région d’administration kurde dans le nord de la Syrie », qui jouit d’une autonomie de facto et comprend trois provinces, Al-Djézireh, Kobane et Afrin, depuis le retrait de l’armée syrienne de ces zones habitées par une majorité kurde et situées le long de la frontière avec la Turquie (nord). Les Etats-Unis estiment que les FDS sont les plus capables de vaincre Daech. Ils leur fournissent armes et formation et les soutiennent par une présence militaire sur le terrain, qui a doublé de 500 à 1 000 soldats depuis l’accession de Donald Trump au pouvoir en janvier dernier. En outre, les forces américaines au nord de la Syrie protègent les troupes kurdes des attaques turques en hissant des drapeaux américains sur les patrouilles conjointes qu’elles mènent avec les FDS. La Turquie voue une vive hostilité aux Kurdes syriens qu’elle considère comme une extension du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui réclame l’indépendance du Kurdistan turc (sud-est) et est en guerre contre Ankara depuis 1984. La Turquie craint la proclamation d’une région kurde autonome au nord de la Syrie, qui deviendrait un sanctuaire aux combattants du PKK et qui ferait des émules ; encourageant les Kurdes turcs à réclamer leur autonomie, voire leur indépendance. C’est pour cela que la Turquie est intervenue militairement en août 2016 au nord de la Syrie, dans le but de faire échec aux plans des Kurdes et d’empêcher la continuité géographique entre les régions qu’ils contrôlent. Elle y est parvenue partiellement en occupant la ville d’Al-Bab en février dernier. Mais la protection militaire apportée par les forces américaines aux FDS l’a empêchée de parachever son plan.
Cette politique américaine soulève des questions sur ses véritables objectifs. Le soutien américain aux forces kurdes est-il limité au seul objectif de mettre Daech en déroute ? Ou bien cherche-t-il, au-delà, à encourager l’éclatement des Etats du Machreq arabe suivant des critères ethniques et sectaires ? Une sorte de résurgence de la théorie du « désordre constructif » promue par l’ancien président américain George W. Bush. Il serait peut-être édifiant à cet égard de rappeler le soutien affiché par le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, en 2014, à la création d’un Etat kurde dans le nord de l’Iraq. Une position réitérée en janvier 2016 par la ministre israélienne de la Justice, Ayelet Shaked, qui l’a justifiée en soutenant que cette indépendance affaiblirait les rivaux régionaux d’Israël.
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