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La Banque du Liban en accusation

Salma Hussein , Jeudi, 01 juin 2023

Le gouverneur de la Banque Centrale du Liban, Riad Salamé, est au coeur d’une série d’accusations de corruption et de détournement de fonds, au moment où le pays du Cèdre fait face à une crise économique aigüe.

La Banque du Liban en accusation
La Banque Centrale du Liban est accussée d'etre la cause de la crise économique qui dure depuis 4 ans.

L’architecte devenu destructeur ? Le pompier converti en pyromane? Le gouverneur de la Banque Centrale du Liban, Riad Salamé, tant célébré pour avoir sauvé l’économie libanaise, devient la cible d’accusations de blanchiment d’argent et de détournement de fonds. Deux jours après la notice rouge d’Interpol et un mandat d’arrêt émis par la justice française, le gouverneur de la Banque Centrale a comparu, mercredi 24 mai à Beyrouth, devant un procureur qui l’a informé des charges pesantes contre lui.

Le procureur libanais a interdit à Salamé de quitter le pays et lui a confisqué ses deux passeports, libanais et français. Par ailleurs, le procureur a demandé à la justice française de lui remettre le dossier de l’affaire. S’il conclut que les accusations sont fondées, le patron de la Banque Centrale sera jugé au Liban. Pour plusieurs, cette décision protègerait Salamé — soutenu par des politiciens de poids lourds— de la justice française. Salamé est soupçonné de s’être constitué un riche patrimoine immobilier et bancaire en Europe via un montage financier complexe et un détournement massif de fonds publics. Et ce, à l’aide d’une entreprise créée par son frère, Raja Salamé. Des accusations qu’il nie entièrement.

Emboîtant le pas à la France, le Parquet allemand a également émis, le 23 mai, un mandat d’arrêt contre Salamé. « Ces activités européennes ont été attendues », commente Mohamed Zébib, premier économiste et journaliste libanais à tirer la sonnette contre les politiques monétaires adoptées par Salamé. Et d’expliquer à l’Hebdo que la Suisse a lancé les enquêtes en 2021, et d’autres pays européens lui ont emboîté le pas. Des procureurs de Luxembourg, de France et d’Allemagne ont visité le Liban au moins 3 fois pour interroger des témoins ou des accusés. Zébib note en plus que le cercle de complices autour de Salamé s’étend: d’abord son frère et son assistante, Mariane El-Howeik, ainsi qu’une amie ukrainienne vivant à Paris. « Tout dernièrement, l’Allemagne a ajouté à la liste son fils Nady Salamé et son neveu Marwan Eissa El-Khouri, en plus du directeur de sociétés écrans appartenant à Riad Salamé, Ghabriel Emile Jean ».

En France, l’équipe d’avocats de Salamé a présenté à la Chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris des requêtes en nullité sur plus d’une dizaine de saisies opérées par la France et dont la valeur se chiffre à plus de 100 millions d’euros, sous forme d’appartements en France, au Royaume-Uni et en Belgique, ainsi que des comptes bancaires. La décision de la chambre sera rendue le 4 juillet. Elle confirmera ou annulera la saisie des biens. Selon l’AFP, Riad Salamé refuse d’omettre le secret bancaire, ce qui permettrait de vérifier si un rapport existe entre ses comptes, ceux de Raja et leurs entreprises.

En attendant, Salamé reste dans ses fonctions, qu’il occupe depuis 30 ans, malgré les appels à la démission de quelques ministres. Pour des observateurs indépendants, c’est une première qu’un haut responsable dont le rôle est de surveiller les flux en devises soit accusé de virement illégal de fonds. Or, jusqu’à ce moment, aucune charge officielle n’a été prononcée contre Salamé, ce qui lui ouvre la possibilité de continuer son 6e mandat à la tête de la Banque Centrale. Il est intervenu sur la chaîne saoudienne Al-Arabiya pour rassurer les Libanais que ce procès n’entraînera pas de nouvelle dévaluation de la livre. Et d’ajouter qu’il coopère régulièrement avec la justice. Il a nié tout détournement de fonds, assurant qu’il n’a aucune relation avec l’entreprise Forry Associates, créée par son frère Raja, et qu’un audit mené par le Fonds monétaire international a assuré la santé des bilans de la Banque Centrale. « Je suis sûr de la justesse de ma position. Au cas où je serais condamné par un verdict, je quitterais mon poste », a-t-il souligné.

Le mandat de Salamé se termine en juillet. Il n’est pas clair s’il continuera dans son poste après cette date, d’autant plus que les forces politiques peinent à former un gouvernement depuis un an ou à s’entendre sur le nom d’un président. Le gouvernement provisoire actuel, dit d’expédition des affaires, ne peut pas prendre de grandes décisions, un fait considéré en faveur du patron de la Banque Centrale. En réalité, l’interdiction de voyage, récemment imposée par le procureur libanais, peut servir de prétexte à Salamé pour ne pas répondre aux convocations de la justice française et du Parquet allemand.

En 2019, avant la diffusion des accusations de corruption, les protestations sociales avaient mis Salamé à l’index pour avoir provoqué l’une des plus sévères crises bancaires au monde. Après des années où le gouverneur de la Banque Centrale a été célébré pour son « architecture financière » géniale, inondant le pays de devises étrangères, la Banque mondiale a qualifié de fraude ce que la Banque Centrale avait auparavant concocté pour attirer d’énormes dépôts en dollars, en leur offrant l’un des taux d’intérêts les plus élevés au monde. La Banque Centrale a réutilisé ces dépôts pour prêter au gouvernement pendant des années. Le Liban a fini par cumuler une dette publique colossale de 150% du PIB, et le fardeau du remboursement est devenu insoutenable. En conséquence, la livre a chuté. Un dollar vaut aujourd’hui presque 100000 livres, contre 1 500 livres il y a quelques années. Outre l’inflation et la récession, un demi-million de déposants n’ont plus accès à leurs comptes bancaires, gelés par la Banque Centrale.

 

Une affaire qui remonte à 2019

Les accusations contre Riad Salamé remontent à 2019, déclenchées par la presse. Daraj est un site libanais de renom de journalisme d’investigation. Ses journalistes ont mené plusieurs enquêtes basées sur des documents divulgués par Pandora Papers, où ils ont découvert que le gouverneur de la Banque Centrale a créé 2 entreprises, Toscana et Amanior, dans des paradis fiscaux. En collaboration avec le « Projet de rapport du crime et la corruption à l’étranger, OCCRP », ils ont documenté des virements, soupçonnés être en contravention de la loi, d’un total de 330 millions de dollars à partir de la Banque Centrale vers l’entreprise Forry, créée par son frère.

En 2002, Forry a commencé à jouer le rôle d’intermédiaire entre la Banque Centrale et d’autres institutions financières pour leur vendre des bons de Trésor libanais, des obligations « eurobonds » et des certificats de dépôt. Forry recevait une commission de 0,38 % de chaque transaction. Les procureurs européens et libanais croient que Forry servait de couverture pour le transfert d’argent de la Banque Centrale vers des comptes privés à l’extérieur. Toscana et Amanior — entre autres entreprises — ont reçu en Suisse d’énormes transferts d’argent à partir de Forry. Des virements ont par la suite été détectés vers des comptes de Riad Salamé au Luxembourg. L’argent de ces comptes a été utilisé pour acheter des avoirs immobiliers en France, en Belgique, en Angleterre et en Allemagne. Les documents de ces investigations font partie des enquêtes menées en Europe contre Salamé. Une autre enquête a récemment révélé le virement de 6,5 millions de dollars effectué par la banque libanaise Mawared en faveur d’un compte à l’étranger d’une entreprise de son fils, Nady Salamé, en infraction au règlement de la Banque Centrale interdisant tout virement vers l’extérieur, en pleine pénurie de dollars dans le pays.

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