« Nous sommes plongés dans une aventure sans fin apparente, et je doute que beaucoup d’entre nous envisagent déjà le lendemain ». C’est ce qu’a déclaré Elie Barnavi, chroniqueur et diplomate israélien, soulignant l’incertitude totale de l’avenir de l’Etat hébreu. L’opération « Déluge d’Al-Aqsa » a bouleversé Israël en profondeur, suscitant de vives interrogations sur son avenir.
La fragilité des fondements de l’Etat hébreu, plus de 75 ans après sa création, s’était toutefois clairement manifestée avant même le 7 octobre, depuis la formation du gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël comme l’explique Firas Yaghi, analyste palestinien et expert des affaires israéliennes. « Le retour de Benyamin Netanyahu à la tête du gouvernement en décembre 2022, malgré ses procès pour corruption et son alliance avec des partis ultra-orthodoxes et d’extrême droite croyant en la Terre promise, avait suscité les pires craintes », souligne l’expert. Yaghi rappelle que cette alliance composée d’extrémistes et de personnes corrompues a promulgué après sa formation un projet de réforme judiciaire très controversé et considéré comme une atteinte à l’ordre démocratique de l’Etat hébreu. « Cette loi vise à limiter le pouvoir de la justice et empêche les juges de la Cour suprême d’annuler des décisions du gouvernement qu’ils jugent manifestement déraisonnables. Cela a ouvert la voie devant les politiques les plus radicales pour prendre le pas sur l’Etat de droit », ajoute Yaghi, en soulignant que les Etats-Unis et l’Occident ont fourni à Israël les armes et les technologies pour protéger leurs intérêts au Moyen-Orient mais également pour le garder comme un Etat occidental laïc dans la région.
« L’émergence d’un pouvoir sioniste religieux d’extrême droite a nécessité un changement complet des lois et a tiré la sonnette d’alarme, menaçant de transformer Israël en un Etat religieux, ce qui n’est pas du goût des laïcs et des libéraux israéliens. Un conflit interne a commencé entre ces derniers et le sionisme religieux, ce qui peut conduire à un conflit civil mais pas à un conflit armé, d’autant que les libéraux et les laïcs ne sont pas violents comme les sionistes et les extrémistes religieux », explique Yaghi.
Après le 7 octobre, un basculement
Mais après le 7 octobre, la situation en Israël a pris une tournure différente. L’intérieur israélien a été contraint de s’unir après l’opération du Hamas, car cela a touché tout le peuple israélien. « Cette guerre sur plusieurs fronts a peut-être empêché un conflit civil, mais elle provoquera un grand changement à l’intérieur d’Israël, et nous le verrons clairement dans le futur, d’autant qu’Israël est entré dans une longue guerre d’usure. Cette guerre touche au premier degré maintenant l’armée israélienne et l’institution de la sécurité », souligne Yaghi.
Selon le journal Yedioth Ahronoth, l’armée israélienne souffre d’un déficit de 10 000 soldats, tués ou blessés lors des combats dans la bande de Gaza. En outre, environ un millier de soldats israéliens rejoignent chaque mois le département de réadaptation du ministère de la Défense après avoir été blessés pendant la guerre. « Il n’y a jamais eu une telle situation dans l’histoire des guerres israéliennes, depuis 1948, c’est-à-dire depuis la création d’Israël. Le 7 octobre a non seulement détruit le mythe de l’armée israélienne invincible forte de sa supériorité et de sa toute-puissance, mais a également surpris une armée censée être sur le qui-vive avec la maîtrise de la technologie et des airs. Par ailleurs, l’Etat hébreu a besoin de plus de soldats pour compenser la perte dans la guerre et cela a poussé le gouvernement à entrer dans un conflit avec les ultra-orthodoxes, également appelés Haredim », explique Yaghi.
Les Haredim ou « ceux qui craignent Dieu » en hébreu sont des communautés de juifs ultra-orthodoxes qui consacrent la majeure partie de leur temps à l’étude religieuse. Ils ont obtenu une exemption du service militaire obligatoire par Ben Gourion après la création de l’Etat d’Israël en 1948, initialement pour 400 jeunes, mais qui concerne aujourd’hui 66 000 hommes âgés de 18 à 26 ans.
Un récent sondage de l’Institut israélien pour la démocratie a révélé que 70 % des juifs israéliens souhaitent mettre fin à l’exemption militaire des ultra-orthodoxes. Cette décision, validée par la Cour suprême, a provoqué de vastes manifestations parmi les Haredim.
Ce n’est pas le seul conflit qui concerne l’armée, mais il existe désormais un autre conflit opposant pour la première fois l’institution militaire et l’institution politique. « Le gouvernement de droite essaie de transformer la guerre en une guerre religieuse, ce qui n’est pas facile, d’autant plus que les extrémistes au sein de l’armée ne dépassent pas les 15 %. Le gouvernement essaie de créer une armée parallèle formée des colons extrémistes via des organisations terroristes. Par conséquent, les membres de la police, dirigée par Itamar Ben-Gvir, ministre de la Sécurité intérieure, vont devenir avec le temps un groupe d’extrémistes. La police sous la direction de Ben-Gvir donne la liberté aux colons d’attaquer les Palestiniens et ils causent des dommages à leurs biens sans le minimum de punition. Le commandant de la région centrale a même été changé parce qu’il a arrêté les colons qui ont attaqué les villages palestiniens, et un autre extrémiste a été nommé. A l’intérieur d’Israël, la population estime que le contrôle de ces groupes extrémistes sur l’armée israélienne et l’institution de la sécurité aura un impact négatif et l’Etat deviendra plus religieux qu’un Etat libéral, ce qui pousse les élites libérales à quitter Israël parce qu’elles ne peuvent pas vivre sous l’administration d’un Etat religieux, ce qui crée un changement démographique en Israël », explique Yaghi. Il ajoute que ce genre de problèmes force des milliers d’Israéliens à quitter le pays et réalise un grand changement démographique au sein d’Israël pour la première fois.
Changement démographique
Le ministère israélien de l’Emigration et de l’Intégration et l’Agence juive enregistrent une forte augmentation des demandes d’émigration depuis le 7 octobre. « Il y a environ 500 000 juifs qui ont émigré, et près de la moitié d’entre eux ne reviendront pas en Israël à cause de la situation de guerre qui y règne et l’impossibilité de la paix entre Palestiniens et Israéliens après le 7 octobre, surtout après l’influence croissante de l’extrême droite », explique Hassan Marhig, analyste palestinien et expert des affaires du Proche-Orient.
Yaghi ajoute aussi que les jeunes qui ne veulent pas faire leur service militaire, les libéraux qui recherchent une vie stable et laïque et qui craignent le contrôle du sionisme religieux sur l’Etat et la plupart des élites, notamment ceux qui travaillent dans les industries technologiques, vont quitter le pays, surtout ceux qui ont une double nationalité. « Ceux qui resteront en Israël sont les extrémistes, les religieux et les pauvres qui n’ont pas d’alternatives. Les Israéliens qui ont quitté leurs premiers pays après 1948 et sont venus en Israël avaient pour but de vivre en paix et en sécurité, croyant qu’Israël peut garantir la stabilité et la prospérité. Ce qui n’est pas le cas maintenant. En outre, les Israéliens perdent leurs avantages économiques à cause d’une baisse des services et d’une augmentation des prix », explique-t-il.
Ce changement démographique et la guerre continuent d’infliger de lourdes conséquences économiques au pays. La mobilisation massive des réservistes de l’armée, la détérioration des relations internationales et l’augmentation massive des dépenses publiques sont autant de facteurs susceptibles de provoquer une crise économique. « L’opération Déluge d’Al-Aqsa a eu des effets économiques négatifs directs sur Israël dès le premier jour. La valeur de la monnaie israélienne a diminué de 5 %, la Bourse de Tel-Aviv s’effondre et les investisseurs étrangers se détournent d’Israël. Par ailleurs, le choc démographique a contribué à la perturbation des secteurs d’activité dans les zones évacuées, notamment les secteurs de l’agriculture et du tourisme. En ajoutant au moins 170 000 soldats réguliers et des milliers de morts, blessés et handicapés, on peut conclure que le marché du travail israélien a perdu environ 900 000 personnes », conclut Hassan Marhig.
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