Al-Ahram Hebdo : Dans son récent discours, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a affirmé que son mouvement est contraint de réagir aux assassinats israéliens, peu importe les conséquences. Israël a déjà ciblé des membres du groupe par le passé, mais pourquoi se sent-il cette fois-ci obligé de riposter ?
Karim Bitar : La situation est très tendue et il semble que la réponse du Hezbollah soit inévitable. Dans ses deux derniers discours, Hassan Nasrallah a insisté sur le fait que l’attaque contre ses dirigeants ne pouvait pas rester sans réponse. D’abord, parce que cette attaque a visé le coeur de Beyrouth, la banlieue sud, qui est le fief du Hezbollah, et a liquidé un haut placé du mouvement, un proche collaborateur de Nasrallah et membre fondateur du groupe.
En plus, l’assassinat d’Ismaïl Haniyeh à Téhéran, survenu seulement 48 heures après, a probablement renforcé la détermination de l’axe iranien à ne pas laisser ces agressions sans réplique. Le Hezbollah cherche à rétablir sa capacité de dissuasion.
Il redoute qu’Israël ne commence à faire au Liban ce qu’il fait depuis des années en Syrie, c’est-à-dire frapper fréquemment des cibles liées au régime iranien ou au Hezbollah lui-même.
Ce qui vaut pour le Hezbollah vaut aussi pour l’Iran, parce qu’il y a déjà eu l’assassinat de Qassem Souleimani, de Emad Moughniyeh et d’autres grandes figures, et l’Iran n’avait pas réagi directement en Israël parce que Téhéran est conscient des rapports de force et ne souhaitait pas ouvrir une guerre régionale.
Le Hezbollah est en train d’explorer une riposte significative, mais qui ne franchirait pas trop les lignes rouges pour ne pas donner à Israël l’occasion de lancer une vaste offensive au Liban. Donc, il finira par riposter. Il reste de savoir de quelle manière et quelle sera la réaction israélienne.
— L’assassinat de figures aussi importantes à Beyrouth et à Téhéran révèle-t-il quelque chose sur la dynamique interne du Hezbollah et de l’Iran ?
— Ces assassinats mettent en lumière les faiblesses des services de renseignement tant à Beyrouth qu’à Téhéran. Le fait qu’Israël a réussi à frapper des cibles aussi hautement placées montre que la guerre de l’ombre et les opérations des renseignements sont particulièrement actives. Israël envoie ainsi un message clair : personne n’est à l’abri, que ce soit le Hezbollah ou le Hamas.
— Quel genre de riposte le Hezbollah peut-il adopter, différente des attaques récurrentes depuis le début de la guerre à Gaza ?
— On a posé la question aux Iraniens et au Hezbollah pour savoir si la riposte serait similaire à celle qui a eu lieu fin avril, en réponse à l’attaque israélienne contre le consulat iranien en Syrie, c’est-à-dire une réponse symbolique après préavis de 48 heures aux Israéliens. Ils ont répondu que non et que cette fois-ci, la riposte serait plus violente et globale, mais empreinte de sagesse. Cela signifie qu’ils prendront soin de ne pas franchir certaines lignes rouges. La riposte pourrait donc se traduire par un assassinat d’une personnalité influente ou par des frappes contre des infrastructures militaires israéliennes, tout en évitant les victimes civiles.
Cependant, il y a un danger : toute erreur de calcul ou toute réponse mal calibrée pourrait entraîner une réaction israélienne dévastatrice.
Une grande partie de l’opinion publique israélienne (70 % selon un dernier sondage) est favorable à une guerre contre le Hezbollah, et certains membres du cabinet de guerre israélien sont dans cet état d’esprit.
Alors si la riposte du Hezbollah est plus violente qu’attendu, avec des victimes civiles, Benyamin Netanyahu pourrait être tenté par une fuite en avant et lancer une violente attaque destinée à paralyser les ailes de Téhéran, en frappant durement le Hezbollah. Le premier ministre israélien estime qu’en période électorale américaine, il ne sera pas confronté à des critiques trop vives et que les Etats-Unis seront contraints de lui fournir le soutien dont il a besoin.
— Une attaque de plus grande ampleur signifie-t-elle que le Hezbollah agira seul ou bien de concert avec l’axe de résistance ? Nasrallah a suggéré qu’il pourrait agir de manière autonome. Qu’en pensez-vous ?
— Dans son dernier discours, Nasrallah a dit que l’Iran réagirait à l’assassinat de Haniyeh, que les Houthis au Yémen riposteraient à l’attaque contre le port de Hodeïda et que le Hezbollah réagirait à l’assassinat de Fouad Chokr. Mais il a ensuite dit que la riposte serait soit collective, c’est-à-dire lancée par l’Iran et ses amis régionaux, soit menée de manière séparée par chacun des acteurs. Les récentes fuites indiquent que l’Iran est tenté de temporiser sa riposte, tandis que le Hezbollah semble déterminé à agir rapidement.
— L’Iran peut-il ne pas répondre directement et laisser le Hezbollah riposter ?
— Oui, tout à fait, parce que les Iraniens sont très patients et craignent que la survie de leur propre régime ne soit menacée. Ils pourraient ne pas riposter directement car toute riposte risque de donner à Netanyahu le prétexte pour embarquer avec lui les Etats-Unis dans une guerre régionale qui aurait pour but de faire tomber le régime iranien. Donc, ils vont être très prudents.
— On s’attendait à une réponse immédiate, mais Nasrallah a affirmé que le fait de faire attendre Israël faisait partie du châtiment. Est-ce la réalité ou bien le Hezbollah et l’Iran ont des options limitées ?
— Je pense que les deux à la fois. C’est vrai qu’il y a une guerre psychologique pour maintenir Israël sur le qui-vive et maintenir ses forces en état d’alerte continu. Mais les options sont aussi limitées. Nous avons des mouvements et des pays qui se sentent humiliés, mais en même temps, ils ne peuvent pas se contenter d’une riposte symbolique et ils ne peuvent pas non plus aller trop loin et déclencher une guerre régionale. Au cours des derniers mois, l’Iran et le Hezbollah ont fait preuve d’une certaine retenue. Ils sont entrés dans un « tit for tat » mais n’ont jamais transgressé les règles d’engagement.
— Mais Nasrallah a dit qu’il riposterait aux crimes israéliens quelles que soient les conséquences ...
— C’est un discours qui était destiné à son propre public, mais il sait que l’opinion publique libanaise en général est extrêmement réticente à l’idée d’une nouvelle guerre. Les communautés libanaises, y compris chiite, pensent que le Liban est aujourd’hui dans un tel état de décrépitude et d’effondrement que le pays n’est pas en mesure de soutenir une guerre.
La situation actuelle inquiète les Libanais. Ils craignent que le Liban ne soit la scène de cette guerre par procuration où Israël et l’Iran vont régler leur compte, et c’est la population libanaise qui en payera le prix.
Nasrallah hausse le ton mais doit prendre en considération la politique intérieure libanaise et le fait que le Liban n’est pas en mesure de soutenir une nouvelle guerre, car il est déjà à genoux.
— Si Tel-Aviv adopte une stratégie de fuite en avant et cherche à entraîner l’Iran, les Israéliens peuvent-ils lancer une attaque préventive ?
— Certains responsables israéliens envisagent cette hypothèse, mais ce serait une stratégie extrêmement risquée. D’abord parce que l’opinion publique internationale est de plus en plus critique à l’égard d’Israël, et une attaque supposément préventive contre le Liban et l’Iran serait très mal perçue, même par les Etats-Unis, allié d’Israël. Ces derniers sont en pleine campagne électorale et ne veulent pas être entraînés dans cet engrenage.
A ceci s’ajoute le fait que les Israéliens ont de très mauvais souvenirs au Liban, ils l’ont occupé de 1982 jusqu’à 2000 et ont découvert qu’il était impossible d’occuper ce pays dans la durée, sans faire face à une résistance extrêmement forte.
Ils y sont allés à nouveau en 2006 en promettant d’éradiquer le Hezbollah, mais aujourd’hui, le Hezbollah est plus fort que jamais. Historiquement, les guerres n’ont jamais été productives pour Israël.
— Certains pensent cependant qu’Israël peut considérer ce moment comme une opportunité pour établir un Etat juif sur l’ensemble de la Palestine, chasser les Palestiniens, dissuader ses ennemis et neutraliser son voisinage …
— Cette tendance idéologique est bel et bien présente dans la position des camps radicaux en Israël, aujourd’hui représentés au sein du gouvernement. Mais ces acteurs risquent de perdre le soutien inconditionnel de leur allié américain face à une telle démarche, et ils pourraient se heurter très vite à une incapacité à atteindre leurs objectifs.
Aujourd’hui, on voit que même à l’intérieur de la communauté juive américaine, de plus en plus de voix critiques d’Israël commencent à émerger. Un sondage récent a révélé qu’au sein des électeurs juifs de Joe Biden, un tiers qualifie ce qui se passe à Gaza de génocide, et près de 48 % sont favorables à un embargo sur les armes à destination d’Israël.
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