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Ali Vaez : L’Iran court un plus grand risque s’il ne riposte pas

Samar Al-Gamal , Mercredi, 07 août 2024

Ali Vaez, directeur du projet Iran au sein du Think Tank International Crisis Group, estime que Téhéran se trouve désormais contraint de riposter à l’assassinat de Haniyeh sur son territoire, malgré les risques accrus.

Ali Vaez

Al-Ahram Hebdo : Comment les récents assassinats israéliens du dirigeant du Hamas à Téhéran et du commandant du Hezbollah au Liban modifient-ils le calcul régional ?

Ali Vaez : Je pense que c’est un tournant périlleux, car jusqu’à présent, l’Iran et ses alliés espéraient que le 7 octobre, malgré ses conséquences désastreuses, serait une confrontation comparable aux précédentes entre Israël et les membres de l’axe de résistance, qu’il s’agisse de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah ou des autres confrontations entre Israël et le Hamas. Ils pensaient que ce serait un phénomène court, dévastateur mais passager. Maintenant, il est clair que cette situation représente un tournant qui va changer la région à jamais. Même les échanges de tirs entre l’Iran et Israël en avril, bien que sans précédent et dangereux, n’avaient pas fondamentalement tout changé. Cependant, il semble maintenant que nous soyons au bord d’une complication sans précèdent. Pendant les quatre dernières décennies, il y a eu des tensions et des conflits, que ce soit entre l’Iran et l’Iraq ou entre Israël et l’axe de résistance, et des guerres civiles en Syrie, au Yémen et en Iraq, mais nous n’avons jamais eu de situation où tous les pays de la région et les acteurs non étatiques se sont engagés en même temps, et c’est pourquoi nous sommes face à un grand péril.

— Qu’est-ce qui pourrait être différent cette fois-ci ?

— Ce qui s’est passé en avril n’a pas établi le type de dissuasion que l’Iran recherchait. C’est pourquoi avril était une démonstration de force. Maintenant, l’Iran doit mener une attaque différente par sa nature et ses résultats, et significative en termes de dégâts et de pertes humaines. C’est ce qui pourrait changer la donne dans le sens où Israël a montré un certain degré de retenue dans sa réponse après l’attaque de rétorsion de l’Iran en avril, parce que personne n’a été tué et les dégâts étaient limités. Mais cette fois-ci, si l’Iran et ses alliés parviennent à causer un nombre significatif de victimes, il serait alors très difficile pour Israël de ne pas répondre de quelque manière que ce soit. A partir de ce moment, les tensions seraient hors de contrôle.

— Cela signifie-t-il qu’il est inévitable pour l’Iran de riposter ?

— Cette option n’existe pas, car, du point de vue des Iraniens, cela serait fatal pour leur sentiment de sécurité nationale. Si l’Iran montre à ses ennemis qu’ils peuvent s’en sortir en tuant un grand officier, en bombardant les missions diplomatiques de l’Iran à travers le monde, en tuant des alliés de l’Iran de haut rang dans la capitale iranienne, alors il n’y a plus de limites à la manière dont ils peuvent essayer de miner l’Iran. Cela envoie un signal de faiblesse aux adversaires tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Si l’Iran ne répond pas à cette attaque, cela serait perçu comme une incapacité à protéger son propre territoire et ses alliés, ce qui minerait sa sécurité nationale et sa crédibilité. C’est quelque chose que le régime iranien ne peut pas tolérer. Et le seul moyen d’y parvenir est l’escalade. Je pense qu’ils sont pleinement conscients des coûts et des risques, mais ils estiment simplement qu’ils n’ont pas d’autre option, et étant donné les capacités défensives d’Israël et le soutien américain, l’Iran, le Hezbollah et les Houthis devront agir de concert.

— L’Iran est-il vraiment capable de riposter alors que nous savons comment les Etats-Unis ont défendu immédiatement Israël en avril ?

— La raison pour laquelle l’attaque d’avril a été contrée en grande partie est qu’elle avait été largement annoncée à l’avance, les Etats-Unis et leurs partenaires ont eu suffisamment de temps pour se préparer, et l’Iran agissait seul. Donc, trois conditions qui, je pense, ne s’appliquent pas cette fois-ci. Il est peu probable que l’Iran donne un préavis de 72 heures comme la dernière fois. Il est peu probable qu’il informe les Américains de ce qu’il va exactement faire, et il est peu probable qu’il agisse seul. Toutes ces choses augmentent les risques. Mais même en prenant toutes ces considérations en compte, en avril, il a fallu environ 1,2 milliard de dollars et l’implication de plusieurs Etats pour contrer l’attaque iranienne. Une attaque plus grande en termes d’échelle et en coordination avec les alliés de l’Iran dans la région, menée sur plusieurs jours, aura un risque plus élevé d’engendrer des dommages importants et des pertes humaines en Israël, ce qui perpétuera probablement ce cycle de violence. Il faut prendre en compte aussi le fait que la raison pour laquelle cette attaque sera différente est que l’Iran voit maintenant Israël et les Etats-Unis cibler l’axe de la résistance, en collusion l’un avec l’autre. Au cours d’une seule semaine. Israël a tué un haut responsable du Hezbollah dans la capitale libanaise, tué un haut responsable du Hamas dans la capitale iranienne, bombardé Hodeïda au Yémen, et lancé une attaque à Damas, et les Américains ont également bombardé les Hachd Al-Chaabi en Iraq. En mettant tout cela ensemble, cela justifie, du point de vue iranien, une attaque conjointe des membres de l’axe de la résistance contre Israël.

— Y a-t-il alors suffisamment de preuves pour suggérer qu’Israël désire entraîner Washington dans une guerre directe avec l’Iran ?

— Il n’est pas un secret que le premier ministre israélien souhaite depuis des années se battre contre l’Iran. Il croit également que sa survie politique dépend de la continuation de ce conflit, et comme l’escalade verticale à Gaza n’est plus possible, il cherche une escalade horizontale et l’élargissement de ce conflit. Les Iraniens, au cours des derniers mois, ont essayé d’éviter de tomber dans ce piège. Mais maintenant, même s’ils voient le piège, ils croient que l’Iran court un plus grand risque s’il ne riposte pas.

— Est-ce que Washington essaye de prendre sa distance par rapport à l’assassinat de Haniyeh ? Y a-t-il une tentative d’atténuer la situation ?

— Netanyahu a mis les Etats-Unis face au fait accompli, et l’Administration Biden est maintenant laissée avec seulement de mauvaises options. Elle a perdu sa crédibilité auprès des Iraniens et a démontré une faiblesse par son incapacité répétée à influencer la politique israélienne. Elle est maintenant dans une situation où elle ne peut ni dissuader l’Iran d’une nouvelle escalade, ni empêcher Israël de poursuivre ses actions. Je pense que l’espoir de Washington est que Téhéran ne poussera pas trop loin sa riposte, ce qui permettrait ensuite aux Américains de capitaliser sur le crédit qu’ils avaient défendu Israël contre une attaque iranienne, pour ensuite retenir Israël de répondre de manière à aggraver davantage la situation. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Il n’y a que deux options pour empêcher que cela ne dégénère : une résolution contraignante du Conseil de sécurité de l’ONU pour un cessez-le-feu à Gaza, ce qui offrirait aux Iraniens une porte de sortie honorable, et un engagement de Washington à stopper la livraison d’armes offensives à Israël si le gouvernement Netanyahu ne se conforme pas à cette résolution.

— Un cessez-le-feu immédiat à Gaza peut-il sauver la situation ?

— Je ne pense pas qu’on puisse arrêter la riposte iranienne à ce stade, comme je l’ai dit. La question est de savoir ce qu’il faudrait pour stopper les représailles et éviter une guerre totale. Un cessez-le-feu après la réponse iranienne pourrait être un moyen efficace de mettre fin à ce cycle. Je parle d’une résolution accompagnée de la menace de suspendre le soutien militaire offensif des Etats-Unis à Israël.

Imaginez une attaque simultanée par les Houthis, le Hezbollah et l’Iran qui engendre des dommages et même des victimes en Israël. Si les Etats-Unis disent alors à Israël : « Vous avez tout ce dont vous avez besoin en termes d’armes pour attaquer le Liban, l’Iran et le Yémen », il n’y a aucune raison pour qu’Israël ne le fasse pas. Mais s’ils disent : « Vous avez eu votre chance, l’Iran a eu sa chance. C’est assez maintenant, il y a une résolution contraignante du Conseil de sécurité de l’ONU pour un cessez-le-feu, et si vous n’y adhérez pas, nous arrêterons de vous armer », les Iraniens pourraient sauver la face en disant que rien, au cours des dix derniers mois, que ce soit la médiation de l’Egypte, la médiation du Qatar, les appels de la communauté internationale, n’a conduit à une résolution contraignante de cessez-le-feu autre que notre action militaire. Cela les aiderait à mettre fin au cycle de la violence. Et la seule chose qui dissuaderait Israël de perpétuer le cycle de violence serait que Washington cesse de l’armer. Mais je ne suis pas naïf à ce sujet. Je sais que ce scénario est très peu probable car cela aurait un coût politique, surtout pour une administration en fin de mandat et à quelques mois de l’élection présidentielle.

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