Que se passe-t-il dans la Corne de l’Afrique ? Alors que la guerre israélienne contre la bande de Gaza attire l’attention du monde entier, une nouvelle zone de tension se dessine dans la région, théâtre de formes multiples de conflits. A la grande surprise, l’Ethiopie a conclu, début janvier, un protocole d’accord maritime avec la région séparatiste Somaliland, que les deux parties ont qualifié d’« historique ». Cet accord offre à Addis-Abeba un accès direct à la mer Rouge via une partie du port de Berbera afin de construire une base militaire et un hub commercial. Le texte prévoit également la location pour 50 ans à l’Ethiopie de 20 km de côtes du Somaliland sur le golfe d’Aden. En échange, l’Ethiopie va formellement reconnaître « la République du Somaliland », cette région séparatiste non reconnue par la communauté internationale depuis sa proclamation unilatérale d’indépendance de la Somalie en 1991. Conformément à l’accord, le Somaliland obtiendra une partie des actions d’Ethiopian Airlines, la plus grande compagnie aérienne d’Afrique.
Vivement contesté, cet accord a suscité d’importantes réactions et de nombreuses interrogations sur ses conséquences géopolitiques et sur la stabilité de la Corne de l’Afrique et de la mer Rouge. Cet accord met en péril les relations diplomatiques entre l’Ethiopie et la Somalie, deux pays ayant une longue histoire d’hostilité et de confrontation militaire. Mogadiscio a immédiatement rappelé, après la signature de cet accord, son ambassadeur en Ethiopie pour consultation en qualifiant l’accord comme une « agression » et une « violation flagrante de sa souveraineté ». Par ailleurs, le président somalien, Hassan Cheikh Mohamoud, a promulgué, le 6 janvier, une loi annulant cet accord maritime, alors que son gouvernement a rejeté la proposition de l’Union africaine de dialogue avec l’Ethiopie, affirmant qu’elle ne négocierait pas sa souveraineté.
D’un autre côté, la Somalie a fait appel au Conseil de sécurité des Nations-Unies pour intervenir. Dans les rues de la capitale Mogadiscio, des milliers de Somaliens sont descendus pour protester contre l’accord conclu en scandant : « Pas un pouce de notre territoire n’est à vendre ».
Risque de balkanisation
Le mouvement islamiste Al-Shebab, groupe affilié à Al-Qaïda qui menace la sécurité en Somalie et dans toute la région depuis le début des années 2000, tente de son côté d’utiliser cet accord comme une arme pour recruter de nouveaux combattants. Dans un communiqué, le groupe a rejeté l’accord en appelant « le peuple somalien à prendre les armes pour combattre les Ethiopiens afin de défendre leur pays ». En outre, l’annonce de l’accord a immédiatement éteint tout espoir de progrès dans les pourparlers entre le gouvernement somalien et le Somaliland, entamés sous médiation djiboutienne le 29 décembre 2023 pour résoudre les questions en suspens, après des années de blocages. Cet accord a également inquiété les pays voisins comme l’Erythrée et le Djibouti, mais aussi la communauté internationale, qui ont tous appelé au respect de la souveraineté somalienne. L’Egypte, quant à elle, a fermement dénoncé toute mesure unilatérale prise pour menacer l’unité et l’intégrité de la Somalie.
Selon Ahmed Askar, spécialiste des affaires africaines à Al-Ahram, « la démarche éthiopienne vise à remodeler les alliances régionales dans la Corne de l’Afrique. Ce qui pourrait augmenter les risques de la balkanisation de cette région ». Et d’ajouter : « Le moment même choisi pour conclure cet accord reflète l’intention d’Addis-Abeba d’exploiter le détournement de l’attention de la communauté internationale vers Gaza afin de faire adopter l’accord et de promouvoir son agenda régional dans la Corne de l’Afrique. Cette démarche reste toutefois une manoeuvre risquée puisque cet accord pourrait accroître les menaces d’instabilité dans la région ».
Dangereuses velléités éthiopiennes
Quelles sont donc les ambitions régionales de l’Ethiopie ? Avoir un débouché direct à la mer Rouge est depuis longtemps un rêve pour l’Ethiopie, l’un des plus grands pays enclavés d’Afrique. Addis-Abeba est privée de façade maritime depuis l’indépendance de l’Erythrée en 1993, après trois décennies de guerre. Aujourd’hui, plus de 95 % de ses flux commerciaux transitent par Djibouti alors que les frais, douaniers et portuaires, s’élèvent à 1,5 milliard de dollars par an. En effet, cet accord intervient après trois mois du discours du premier ministre, Abiy Ahmed, prononcé devant le parlement et retransmis en direct à la télévision, dans lequel il a affirmé que l’accès à un port est « une question existentielle » pour briser la « prison géographique » de l’Ethiopie. Lors de son discours, Abiy Ahmed a insisté à récupérer le « droit naturel de l’Ethiopie » de disposer d’un accès à la mer en soulignant que « l’existence de l’Ethiopie en tant que nation est liée à la mer Rouge » et que « la paix dans la région dépend d’un partage mutuel équilibré entre l’Ethiopie, enclavée, et ses voisins de la Corne de l’Afrique ayant accès à la mer Rouge », en citant le Djibouti, l’Erythrée et la Somalie. Cette déclaration a immédiatement nourri des inquiétudes de la possibilité de recourir à la force en cas d’échec des négociations avec les pays de la région.
Selon Ahmed Askar, « avoir un débouché direct à la mer renforce la position économique et stratégique de l’Ethiopie dans la région ». Pour réaliser cet objectif, le spécialiste explique que, depuis son arrivée au pouvoir en avril 2018, Abiy Ahmed adopte une diplomatie portuaire : il a essayé au cours des années précédentes de diversifier les sources d’accès aux ports maritimes sur la mer Rouge. Ce qui l’a poussé à signer une série d’accords avec certains pays géographiquement voisins comme le Djibouti, la Somalie, le Kenya et le Soudan. Et parallèlement aux tentatives de conquête de la mer, Addis-Abeba a signé un accord avec la France en 2019 pour rétablir la marine éthiopienne.
Sur le plan économique, un débouché maritime contribuerait à une augmentation de 30 % du PIB de l’Ethiopie selon les Nations-Unies. Autre objectif : libérer la dépendance de l’économie éthiopienne vis-à-vis de son voisin djiboutien, surtout après les menaces prononcées par le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) l’année dernière, lors de la guerre en Ethiopie, de bloquer la route principale située dans la région Afar qui relie l’Ethiopie au port de Djibouti, sur la mer Rouge. Quant aux intérêts stratégiques, « l’Ethiopie est bien consciente que sa transformation en un Etat doté d’un débouché maritime permanent à la mer Rouge renforcerait son rôle régional dans la période à venir. C’est pourquoi l’Ethiopie cherche activement à s’implanter dans tous les ports maritimes des pays de la région », conclut Askar.
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