Retour de la Guerre froide ? Guerre froide d’un autre genre ? Nouveaux blocs et polarisation exaspérée? Si l’issue de la guerre en Ukraine, déclenchée il y a un an, est toujours incertaine, une chose l’est: dans les équilibres géopolitiques mondiaux, il y aura l’avant-guerre, et l’après-guerre. En effet, alors que la guerre semble s’installer dans la durée et qu’aucun des belligérants n’a réussi à faire la différence de manière significative, ouvrant la voie à plusieurs scénarios quant à la suite du conflit, le monde se façonne déjà autrement. La guerre a déjà dépassé les frontières de l’Ukraine et de la Russie et bouleversé les équilibres géopolitiques. Elle a d’abord envoyé ses ondes de choc à l’Europe, poussant les anciennes Républiques soviétiques et certains pays européens à réduire leur dépendance, notamment énergétique, à la Russie et à redéfinir les lignes conductrices de leur politique étrangère. L’Europe semble à nouveau un continent divisé, où l’Ukraine, qui était une sorte de zone tampon entre l’Ouest et l’Est, joue le tout pour le tout.
L’Europe à la croisée des chemins
L’offensive lancée par la Russie en Ukraine le 24 février 2022 marque la fin d’une ère: celle qu’incarnait le rêve d’une Europe unie incluant, d’une manière ou d’une autre, la Russie. L’Union Européenne (UE) se trouve à la croisée des chemins: peut-elle s’affirmer en tant qu’acteur majeur, ou restera-t-elle au rang de vassal de Washington ? Selon Dr Ali Atef, politologue, le conflit en Ukraine a prouvé « l’impuissance de l’UE et son incapacité à être un poids influent dans l’équilibre des forces mondiales ». Dr Bassem Rached, spécialiste de l’Europe, estime de son côté que « cette guerre a montré à quel point les pays européens sont dépendants des Etats-Unis et à quel point ils sont fragiles, d’autant plus que la droite et l’extrême droite montent en puissance ». Dr Maram Diaa, analyste au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, va plus loin: elle estime, elle, que « l’UE est le plus grand perdant à tous les niveaux, notamment avec les problèmes énergétiques, la crise sociale et la montée de l’extrême droite ». Mais les Européens, qui craignent la menace russe sur leur sécurité et leur stabilité, avaient-ils d’autres choix que de s’allier avec les Américains? Non, répond l’analyste. « Ils étaient obligés de s’investir dans cette guerre pour freiner l’influence russe », selon Diaa.
Car pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’épicentre de la crise est en Europe, alors qu’au plus fort des tensions durant les années de la Guerre froide, c’était en Asie, en Afrique ou en Amérique latine que se jouait la confrontation Est-Ouest.
La Russie, mais aussi la Chine
La guerre a donc exacerbé les conflictualités en précipitant la marche vers la consolidation des grands blocs. La situation créée par le conflit, un bras de fer ouvert entre les Occidentaux et la Russie, rappelle à bien des égards l’affrontement Est-Ouest de la seconde moitié du XXe siècle. A première vue, la guerre en Ukraine met à nouveau face à face la Russie à l’Occident. Mais l’ombre de la Chine est là. « La relation entre les Etats-Unis et la Chine façonnera le XXIe siècle », prophétisait l’ancien président américain Barack Obama en 2009. Ce pays, qui se voit première puissance mondiale d’ici quelques décennies, tente d’inscrire cette guerre dans son agenda. Depuis le début du conflit, Pékin soutient du bout des lèvres tout en faisant en sorte que cela reste dans la mesure de « l’acceptable » pour les Occidentaux. Les deux pays ne sont pas liés par une alliance militaire formelle, mais la Russie est sans aucun doute soutenue par la Chine. Et pour Pékin, il s’agit surtout de se positionner contre les Etats-Unis. « Economiquement, la Chine dérange les Etats-Unis, les deux pays se livrent une vraie guerre commerciale, mais la Chine essaie aussi de concurrencer son rival aux niveaux politique et militaire », estime Diaa. D’un autre côté, la guerre en Ukraine fait planer le risque d’un autre conflit, cette fois avec la Chine autour de Taïwan, comme l’a récemment déclaré au Financial Times le général James Bierman, commandant des troupes américaines au Japon. Or, si Washington mène aujourd’hui une « politique d’endiguement », comme celle menée lors de la Guerre froide pour limiter l’expansion de l’influence soviétique, elle doit faire face à une Chine très forte et à une Russie agressive et prête à jouer le tout pour le tout.
Dans le même temps, pour la Russie, le soutien de Pékin est une arme à double tranchant car elle court le risque d’être reléguée au second plan après Pékin. Et ce, d’autant plus que la guerre en Ukraine risque d’affaiblir la position russe dans ses anciennes républiques d’Asie centrale.
Pour la Chine en revanche, « la guerre en Ukraine est une occasion en or », selon Diaa. Cette occasion changera-t-elle complètement la donne en termes d’équilibres géopolitiques? Pas si sûr, estime Bassem Rached, « les Etats-Unis demeurent malgré tout la plus grande puissance mondiale », tout en ajoutant que « cette guerre aussi révèle que le monde est divisé entre deux camps: les Européens et les Américains d’un côté, la Russie, la Chine, auxquels s’ajoute l’Iran, de l’autre ».
L’Iran, la Turquie et les autres
Justement, au-delà des protagonistes et de l’Occident, soutien de l’Ukraine, plusieurs Etats entrent en jeu. Avec, d’abord, l’alliance de l’Iran et de la Russie. Avec un antagonisme ancré entre Téhéran et l’Occident, il était normal que les Iraniens soutiennent les Russes. « Téhéran veut un allié fort face aux Occidentaux d’autant plus que le dossier du nucléaire est dans l’impasse », affirme Diaa. D’où le choix de se tourner aussi vers la Chine, qui, d’après Dr Ali Atef, tente aujourd’hui d’améliorer ses relations avec tous les adversaires des Etats-Unis. Un « mauvais calcul», selon l’analyste: « L’Iran a raté une vraie occasion, celle de tirer profit de cette guerre en se présentant comme une alternative à la Russie en matière de gaz et d’exploiter cette situation pour relancer les discussions sur le nucléaire. Téhéran avait à choisir entre le pouvoir économique d’une part et le pouvoir politique et militaire de l’autre, il a choisi le deuxième, pariant sur le fait que la Russie et la Chine pourront faire face aux Occidentaux ».
Autre pays « gagnant » : la Turquie, à laquelle cette guerre a donné de grandes opportunités diplomatiques. Selon Rached, « le poids de la Turquie est paru au grand jour en tant que médiateur. Si elle n’a pas encore réussi à négocier la paix avec les belligérants, elle a au moins permis la conclusion de l’accord sur les céréales ». Quant aux pays du Sud, les anciens pays du tiers-monde, ils tentent, depuis le début du conflit, de rester neutres « vu qu’ils ont des intérêts à protéger avec les uns et les autres », estime Diaa.
Mais la guerre en Ukraine a-t-elle vraiment réussi, comme le veulent la Russie et la Chine, à mettre fin au monde unipolaire? Trop tôt pour y répondre sans doute d’autant plus que le conflit est loin de prendre fin. « Aujourd’hui, on a des pays considérés comme des puissances militaires, d’autres comme des puissances politiques et d’autres comme des puissances économiques », estime Dr Mona Soliman, politologue, ajoutant qu’il est difficile de juger qu’un pays est « LA » seule puissance mondiale.
Car à la différence de la Guerre froide, le monde d’aujourd’hui est régi par la réalité de la mondialisation et de l’imbrication des économies. Mais, même si les camps ne sont pas, comme à l’époque, aussi idéologiquement structurés, le face-à-face est mondial. La guerre en Ukraine est bel et bien l’affaire de tous.
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