Al-Ahram Hebdo : Le Fonds Monétaire International (FMI) vient de conclure un accord de principes avec le Liban portant sur une aide de 3 milliards de dollars sur 4 ans. Comment évaluez-vous cette étape ?
Ayman Omar : Cet accord n’est qu’un accord préliminaire ou une feuille de route à laquelle le gouvernement doit se conformer en appliquant un plan de réforme défini. Selon la terminologie du FMI, cet accord s’inscrit dans le cadre de « staff Level Agreement ». Ce qui signifie un accord au niveau des fonctionnaires. D’après cet accord, le Liban demande de recevoir quelque 2,174 millions d’unités de Droits de Tirage Spéciaux (DTS) (Special Drawing Rights ou SDR en anglais) du FMI. Ces unités correspondent à la somme de 3 milliards de dollars, donnée sous forme de prêt, à condition que le gouvernement applique rigoureusement les réformes demandées par le FMI. En tête de ces réformes viennent la restructuration du secteur financier, la création de nouveaux champs d’investissement dans le secteur social, le renforcement de la gouvernance et la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent. Il faut aussi promulguer la loi de la levée du secret bancaire, réduire la dette publique et unifier le taux de change.
— Et quels sont les obstacles qui entravent la mise en vigueur de ces réformes ?
— Cet arrangement est le premier pas d’un long chemin semé d’embûches. En tête de ces obstacles, la mentalité de la classe dirigeante et son incapacité à trancher plusieurs problèmes cruciaux comme la question du contrôle des capitaux. Une loi, en discussion depuis 2020, vise à poursuivre le trajet des fuites et le retour des capitaux que certains membres du gouvernement pratiquent tout en étant impliqués dans d’autres affaires de corruption. La levée du secret bancaire et la vérification de leurs comptes bancaires pourraient très bien les mener en prison. Il faut également tenir compte que ces réformes touchent le secteur bancaire qui jouit encore d’une forte influence sur plusieurs décisions de l’Etat. Autre chose : l’impossibilité d’unifier et de stabiliser le taux de change sans relancer la production pour augmenter le PIB. Ce qui est difficile à appliquer actuellement vu l’insécurité et l’instabilité sociale.
— La semaine dernière, la faillite du Liban a été annoncée puis niée. Que se passe-t-il au juste ?
— La déclaration de la faillite du Liban n’a pas été émise par le gouvernement pour être une déclaration officielle. Elle a émané du vicepremier ministre qui est en même temps le chef de la délégation qui entame les négociations avec le FMI, d’où ce paradoxe. De toute façon, cette déclaration reflète bien la réalité de la crise économique et financière, qualifiée d’être parmi les trois pires crises survenues au cours des trois derniers siècles. Apparemment, on peut la considérer comme une lettre d’introduction aux déposants pour les préparer à assumer une grande partie des pertes provoquées par la crise. Ou pour justifier et paver le chemin devant toute décision visant la vente des biens de l’Etat.
— Que signifie exactement la faillite d’un Etat ?
— La faillite de l’Etat n’est pas le terme correct. Parce qu’il résulte des conséquences légales sur la faillite, comme la saisie des biens et des actifs de l’Etat pour rembourser les créanciers. Ce n’est pas le cas ici. Le terme le plus convenable sera le défaut de paiement des dettes. Et c’est ce que l’Etat a officiellement déclaré le 7 mars 2020 en annonçant qu’il arrête de rembourser les obligations Eurobonds. Mais indépendamment du terme utilisé, les conséquences sont les mêmes, à commencer par l’augmentation du taux de la dette publique par rapport au PIB qui a atteint 183 % en 2021, considérée par la Banque mondiale comme la quatrième augmentation au niveau mondial. A elle s’ajoute effectivement l’augmentation du taux du déficit financier par rapport à la production financière et qui a atteint 11,4 % avant la crise. Ce déficit s’étend également entre la balance de paiement et celle commerciale. Il faut aussi prendre en compte une sévère récession causée par une infrastructure économique et productive affaissée, c’est ainsi que le PIB a réalisé une contraction de moins de 25 %. Autre facteur : la corruption qui sévit dans toutes les institutions étatiques et qui a classé le Liban au 154e niveau sur 180 selon l’indice de perception de la corruption. C’est pourquoi, Moody’s avait baissé la note de crédit du Liban de CA à C, ce qui signifie que la dette publique souveraine libanaise est passée à un état de non-paiement.
— Peut-on considérer les prochaines élections comme une possibilité de changement politique ou peuvent-elles être reportées ?
— Je ne pense pas qu’elles soient reportées parce qu’il y a plusieurs intérêts qui entrent en jeu entre la communauté internationale et les forces politiques libanaises. La communauté internationale insiste sur la tenue des élections selon la date prévue et les forces internes y voient une opportunité de se réinventer et de renouveler leur légitimité constitutionnelle, surtout après le soulèvement d’octobre 2019. Cependant, je doute fort que ces élections offrent l’opportunité d’un changement réel, parce que la prise de conscience politique n’est pas encore achevée et les forces traditionnelles sont plus cohérentes et solidaires.
— Comment le Liban peut-il surmonter cette crise ?
— En tenant compte des évolutions mondiales et internationales, il existe plusieurs scénarios de sortie de crise. D’abord, que les gagnants aux législatives, qui seraient suivies d’une présidentielle, forment un gouvernement de salut qui met en vigueur toutes les réformes exigées par le FMI. Le deuxième scénario porte sur la tenue d’une des élections, soit les législatives et l’annulation de la présidentielle, soit le contraire, dans l’un ou l’autre cas, le pays sombre dans un vide constitutionnel et présidentiel. Cet état de choses pousserait les concernés mondiaux et régionaux à organiser une conférence internationale pareille à celle de Paris pour conclure un nouvel accord politique semblable à l’accord de Taëf. Le redressement économique ne passera qu’à travers le plan du FMI. Mais il y a aussi les conjonctures externes ; une éventuelle victoire de la Russie dans la guerre en Ukraine impliquerait de profonds changements des relations internationales qui, en partie, comportent les relations économiques. Dans ce cas, il n’y aura devant le Liban d’autre issue que de s’orienter vers la Russie et la Chine pour surmonter cette crise sans précédent.
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