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Le gaz russe, une arme géopolitique

Aliaa Al-Korachi , Mercredi, 09 mars 2022

La guerre Russie-Ukraine fait flamber les prix des énergies, qui atteignent des sommets jamais égalés depuis 2014. Les pays européens ont peu d’alternatives pour réduire leur dépendance du gaz russe. Explications.

Le gaz russe, une arme g opolitique

Loin des champs de bataille, les prix des produits énergétiques, pétrole, gaz et électricité, battent des records. La Russie peut-elle fermer « le robinet » du gaz à l’Europe? Les Occidentaux pourraient-ils boycotter le gaz et le pétrole russes? Des questions sur toutes les lèvres.

Alors que les sanctions économiques imposées contre Moscou s’intensifient du jour en jour pour l’isoler sur le plan financier, elles évitent jusqu’à présent de toucher directement au secteur de l’énergie. Gasprom Bank et Sverbank, les deux banques russes par lesquelles transite la majorité des règlements des exportations d’énergie, ont échappé à l’exclusion du réseau Swift.

Selon Bassant Gamal, chercheuse économique au Centre égyptien de la pensée et des études stratégiques (ECSS), malgré l’exclusion du secteur énergétique russe des sanctions, « les conséquences du conflit sur les prix de l’énergie ont été immédiates et directes à cause de l’incertitude quant à l’interruption des exportations russes du gaz et du pétrole qui représentent respectivement environ 17% et 12 % sur les marchés mondiaux ». Avis partagé par Hussein Soliman, expert économique au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. « Le conflit russo-ukrainien est survenu au moment où les prix du brut grimpaient déjà fortement en raison de l’insuffisance de l’offre et d’une forte reprise de la demande soutenue par la reprise économique et la généralisation de la vaccination contre le Covid-19, conjuguées à une perturbation des chaînes d’approvisionnement », a-t-il relevé.

Le prix du baril de Brent a frôlé les 120 dollars ce dimanche, son niveau le plus élevé depuis 2014. De son côté, la référence du marché européen du gaz, le TTF néerlandais, a atteint un nouveau record, à 213,895 euros le mégawatt/heure (MWh). Selon beaucoup d’observateurs, cette tendance à la hausse pourrait encore s’accentuer avec l’aggravation du conflit en Ukraine. Avis confirmé par la banque d’investissement Goldman Sachs qui prévoit l’augmentation du prix du pétrole de plus de 25% pour atteindre 125 dollars le baril d’ici le mois de mai, tout en soulignant que le conflit menace actuellement un million de barils de brut par jour transportés par l’Ukraine en mer Noire. La banque JPMorgan Chase a, pour sa part, averti que le prix du pétrole pourrait atteindre 150 dollars le baril si les exportations russes étaient réduites de moitié. Ces prévisions alarmantes interviennent au moment où l’Opep+ a réduit ses prévisions d’excédent du marché pétrolier en 2022 d’environ 200000 barils/jour, pour atteindre 1,1 million de barils/jour (voir page 7). Pour le Fonds Monétaire International (FMI), les retombées du conflit ne se limiteraient pas au secteur énergétique. Il a prévenu qu’« une escalade du conflit en Ukraine aurait des conséquences économiques dévastatrices. Ce qui maintiendra la poussée inflationniste pour une longue période ».

Acteur incontournable

Mais dans quelle mesure les pays européens sont-ils dépendants des importations du gaz russe? Les membres de l’Union européenne ne produisent que 10% de leur consommation de gaz, alors que le reste vient de l’étranger, principalement par des gazoducs (environ 80% du total), en provenance de la Russie, premier fournisseur (41%), suivie de la Norvège (24%) et de l’Algérie (11%). Selon Hussein Soliman, « la Russie, troisième producteur mondial de pétrole derrière les Etats-Unis et l’Arabie saoudite et numéro 2 du gaz naturel, est un acteur incontournable sur le marché mondial de l’énergie. Cette position a donné à la Russie une forte influence géopolitique et stratégique dans le paysage énergétique mondial, en particulier sur le marché européen ». En outre, le conflit ukrainien intervient alors que l’Europe passe par la crise énergétique la plus dure de son histoire, causant l’augmentation de 6 % des prix du gaz en Europe par rapport à 2020, comme l’explique Bassant Gamal.

Cependant, la dépendance au gaz russe varie considérablement d’un pays à l’autre en Europe. D’après les chiffres d’Eurostat sur les importations de gaz naturel en 2020, certains Etats dépendent fortement de la Russie. C’est notamment le cas de l’Allemagne (66% de ses importations de gaz sont russes), la Bulgarie (75%), la Slovaquie (85%), l’Estonie (93%), la Finlande (97,6%) ou encore la Lettonie et la République tchèque (100%). D’autres sont nettement moins dépendants, tels les Pays-Bas (26%), la France (17%), l’Espagne (10%), la Slovénie (9%) et la Croatie (0%).

Beaucoup de facteurs ont contribué à l’augmentation de cette dépendance européenne vis-à-vis du gaz russe », explique Hussein Soliman, en soulignant que « Cette dépendance est due principalement à des facteurs environnementaux qui limitent le processus d’extraction du gaz, ainsi que la diminution des réserves de la mer du Nord, qui a conduit la Grande-Bretagne à recourir à la Norvège pour fournir la moitié de la demande britannique en gaz. Plus grand producteur de gaz du continent, la Norvège est elle-même sous pression pour réduire l’extraction de gaz afin d’accélérer sa transition énergétique ».

Deux scénarios

La question qui se pose alors est la suivante: la Russie peut-elle interrompre ses exportations de gaz vers les pays européens ? Selon Hussein Soliman, « toute tentative de couper totalement le gaz russe en riposte aux sanctions aura d’énormes conséquences sur le secteur de l’énergie mondial, d’autant plus que l’Europe n’a pas à court et à moyen termes des alternatives à l’énergie fossile provenant de la Russie ». Deux scénarios sont donc envisageables: le premier suppose que la Russie interrompt complètement ses approvisionnements en gaz naturel à l’Europe, ce qui paralysera l’ensemble du système énergétique européen. Cependant, selon Bassant Gamal, ce scénario semble très improbable puisqu’une telle décision porterait atteinte à la crédibilité de Moscou en tant que fournisseur mondial fiable de gaz naturel. De même, il aura des effets négatifs non seulement sur l’économie européenne, mais aussi sur l’industrie gazière et pétrolière de la Russie qui représente 15% de son économie.

L’autre scénario le plus probable, comme l’explique Bassant Gamal, consiste à couper uniquement l’approvisionnement en gaz naturel à l’Europe via l’Ukraine. « La Russie a auparavant utilisé l’arme du gaz en 2006 et 2009, lorsqu’elle a décidé de couper les approvisionnements vers l’Europe via l’Ukraine à la suite d’un désaccord sur le prix de transit », explique la chercheuse.

Des alternatives limitées

Quelles sont donc les alternatives au gaz russe pour l’Europe? Selon beaucoup d’observateurs, les pays européens ont peu de choix pour compenser le gaz russe, en cas d’interruption partielle ou totale. « Les pays européens pourraient se tourner vers le Gaz Naturel Liquéfié (GNL) provenant notamment des Etats-Unis. Le Japon vient d’annoncer qu’il allait livrer à l’Europe certaines de ses importations de GNL. Cependant, les fournisseurs mondiaux de GNL ne peuvent couvrir les besoins européens que dans une certaine mesure, due à la baisse de la production mondiale du GNL. A cela s’ajoutent d’autres entraves liées au coût élevé du gaz liquéfié et aux méthodes du transport qui nécessite une infrastructure équipée pour son acheminement », explique Hussein Soliman, avant de conclure: « La crise actuelle pourrait obliger les pays européens à recourir davantage au charbon, le combustible le plus polluant, pour remplacer partiellement le gaz russe. Ce qui menacera profondément la transition énergétique de l’Europe ».

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