« La Russie n’a jamais perdu la Guerre froide … parce que la Guerre froide n’est pas finie ». C’est en 2018 que le président russe, Vladimir Poutine, lâchait cette sentence. Et il savait de quoi il parlait. Quatre ans après, l’Ukraine cristallise plus que jamais le bras de fer entre la Russie et l’Occident. Après plusieurs semaines de tensions, de menaces accompagnées de tentatives de dialogue, Moscou passe à l’acte. Jeudi 24 février, trois jours à peine après avoir reconnu l’indépendance des deux républiques indépendantistes du Donbass, Donetsk et Lougansk, Moscou lance une offensive contre l’Ukraine. Quoique prévue, la guerre prend de court le monde. Réunions d’urgence un peu partout. Directs sur toutes les chaînes de télévision. Images en boucle sur les sites Internet. La guerre est bel et bien là, au coeur de l’Europe.
Branle-bas. Onde de choc. Scènes de panique. Scènes de guerre. Condamnations. Réactions en chaîne. Sanctions. Les unes concernent directement Poutine et son entourage. Les autres frappent durement l’économie, comme l’exclusion de plusieurs banques russes de la plateforme Swift ou l’interdiction de toute transaction européenne avec la Banque Centrale de Russie. D’autres arriveront encore, promettent les Occidentaux. L’espace aérien européen est fermé aux avions russes. Ankara limite l’accès des bâtiments de guerre russes à la mer Noire via le détroit des Dardanelles et celui du Bosphore. Même le football s’en mêle : la FIFA et l’UEFA suspendent la Russie de leurs compétitions. La Russie se retrouve bannie.
Moscou s’attendait sans doute à de telles répercussions. Vladimir Poutine n’est certainement pas dupe. Quels sont donc ses calculs ? Est-il à ce point sûr de la victoire pour courir autant de risques ? « Il est au moins certain de la supériorité militaire de son pays par rapport à l’Ukraine », répond Dr Ahmed Sayed Ahmed, expert des relations internationales au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. « Malgré les risques encourus, et dont il était parfaitement conscient, Poutine a choisi l’option de la guerre, car, selon lui, défendre la sécurité de son pays est LA priorité, surtout après que l’Ukraine a reçu des armes de la part des pays occidentaux.
Pour lui, garder la main sur son voisinage est essentiel pour avoir une profondeur stratégique. Il estime donc nécessaire de neutraliser l’Ukraine. Pas question de dépasser ce qu’il considère comme une ligne rouge : plus d’extension de l’Otan vers l’Est », explique Sayed Ahmed.
Guerre éclair, guerre tout court ou guerre nucléaire ?
Les sanctions sont-elles donc inefficaces ? Ça a tout l’air, en tout cas, vu le cours des événements. « Même si elles lui portent préjudice, elles ne dissuaderont pas Moscou », estime Sayed Ahmed. D’ailleurs, ajoute-t-il, « l’arme des sanctions n’a jamais permis un changement des politiques, on l’a vu avec l’Iran, la Corée du Nord et la Chine. Les sanctions affectent les populations, pas les régimes. En même temps, elles seront aussi nuisibles à ceux qui les ont prises, vu l’interférence des économies mondiales. Et les pays occidentaux vont subir leurs effets ».
Si c’est sur la durée que les sanctions économiques fonctionnent mieux, la Russie compte-t-elle sur une guerre éclair qu’elle gagnera vite pour après poser ses conditions ? Si c’est le cas, la partie n’est pas gagnée d’avance, malgré la nette supériorité militaire des Russes par rapport aux Ukrainiens. « Les batailles des villes sont compliquées, cela ouvre la voie à la guérilla, cela provoque des destructions massives, des morts civiles, c’est sans doute pour ces raisons que les forces russes n’envahissent pas la capitale », explique Sayed Ahmed. Cité par les médias, l’expert militaire Khaled Ochaka, directeur du Centre égyptien de la pensée et des études stratégiques (ECSS), estime de son côté que « pour le moment, Moscou n’a pas gagné la partie et la guerre éclair que les Russes voulaient n’est pas de mise ». L’armée russe n’est pas en mesure de « trancher la bataille » si vite, pense-t-il.
Sur le terrain, en effet, la situation est incertaine. Les Russes communiquent très peu, les informations disponibles viennent des déclarations ukrainiennes.
L’armée russe a simplement assuré que les civils pouvaient quitter « librement » Kiev, laissant planer le spectre d’un assaut. En effet, selon les données de l’Otan et du Pentagone, les forces russes intensifient leur présence autour de Kiev en prélude d’une attaque ; en face, les forces ukrainiennes s’efforcent de les contrer. La défense ukrainienne, elle, multiplie les communiqués, évoquant tantôt des batailles qui font rage et des morts civiles par-ci, tantôt un ralentissement de l’offensive russe « repoussée » par-là, mais insistant sur le fait que Kiev reste « l’objectif principal » des troupes russes. La capitale ukrainienne va-t-elle chuter ? Ce qui est sûr, c’est que « le soutien militaire occidental à l’Ukraine prolonge le combat et retarde une éventuelle chute de Kiev », estime Sayed Ahmed. L’annonce de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le confirme : « L’Union européenne va financer l’achat et la livraison d’armements et d’autres équipements à un pays victime d’une guerre », à hauteur de 450 millions d’euros, reconnaissant elle-même « un tournant historique ».
Parallèlement à cette annonce et en l’absence (jusqu’ici) de victoire majeure de l’armée russe, Vladimir Poutine – dont le pays dispose du grand arsenal nucléaire du monde – franchit un nouveau cap dans la menace d’élargir le conflit en mettant ses forces nucléaires en « état spécial d’alerte », face aux « déclarations belliqueuses de l’Otan » et aux « sanctions illégitimes » de l’Occident, suscitant la crainte que ce conflit ne devienne le plus grave en Europe, voire au monde depuis 1945. Une façon d’avertir l’Occident qu’en cas d’ingérence militaire dans le conflit actuel, les choses peuvent dégénérer.
Des discussions, mais pourquoi ?
En effet, une guerre, on sait toujours quand elle commence, jamais quand elle se termine.
Pourtant, brandir la menace est, selon de nombreux analystes, aussi alarmant que rassurant. Ce serait un message aux Ukrainiens, alors que se tenait, lundi, un premier round de discussions entre émissaires russes et ukrainiens en Biélorussie.
« Moscou veut certes faire pression en se disant prêt à aller plus loin si Kiev ne cède pas à ses conditions, mais il a d’ores et déjà accepté le principe de discuter avec un régime qu’il veut faire tomber », explique Sayed Ahmed. Des discussions où chacun pose ses conditions : Kiev veut « un cessez-le-feu immédiat et le retrait des troupes (russes) du territoire ukrainien », Moscou espère un « accord dans l’intérêt des deux parties » et réitère une liste d’exigences à tout règlement du conflit, dont une reconnaissance de la souveraineté russe sur la Crimée, annexée par Moscou en 2014, et une « démilitarisation et dénazification » de l’Ukraine.
Des positions lointaines et des visions contraires. Pourtant, les discussions représentent « une porte de sortie face une possible impasse militaire », avance Sayed Ahmed. « Pour Moscou, le dialogue peut lui éviter l’assaut des villes, une étape du conflit militairement complexe et qui peut traîner. Pour Kiev, c’est une manière de préserver le régime qui peut chuter en cas de victoire militaire russe ».
Un nouvel ordre mondial ?
Les positions semblent pour l’heure inconciliables et les deux parties prévoient un deuxième round dans les jours à venir. Mais les discussions vont sans doute se prolonger dans la durée et seront inévitablement tributaires de la situation sur le terrain, mais aussi de l’aptitude de chacune des parties de présenter des concessions.
En attendant, avec le conflit, beaucoup de choses sont remises en question. Cette guerre donnerat- elle naissance à un rééquilibrage des forces mondiales ? Se dirige-ton vers la fin du monde unipolaire né de la chute de l’URSS ? Vers une nouvelle guerre froide ou vers un monde multipolaire ? Il est sans doute un peu tôt pour répondre à toutes ces questions. Mais à l’horizon, se profilent déjà des changements. La Chine est le plus grand gagnant. « Elle agit avec une extrême prudence et une extrême intelligence. Elle tente de garder un juste équilibre, mais surtout de tirer profit de la rivalité Russie-Occident », estime Sayed Ahmed. Selon l’expert, Pékin comme Moscou, malgré leurs différends sur certaines questions, ne veulent plus d’un monde unipolaire où les Etats-Unis sont maîtres. Et ils entendent exploiter ce conflit pour rééquilibrer les forces.
Plus qu’un conflit, la guerre en Ukraine représente donc un point de bascule de l’Histoire, sans doute le plus important depuis la chute du mur de Berlin et le démantèlement du bloc de l’Est. Il ne s’agit pas d’une simple attaque d’un pays contre un autre, mais d’un chamboule-tout géopolitique planétaire. Une tentative d’établir un nouvel ordre mondial. Ou d’un nouveau désordre.
Lien court: