Perturbations dans le marché du blé : Facteur de risque
L’Ukraine, c’est le grenier à blé de l’Europe, et du Moyen-Orient, le troisième acheteur de blé ukrainien au cours de l’année commerciale 2020-2021, selon le département américain de l’Agriculture. « L’Ukraine exporte 95 % de ses céréales via la mer Noire et plus de 50 % de ses exportations de blé sont allées vers la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord en 2020 », indique un rapport du Middle East Institute (MEI) basé à Washington. Le Liban et la Libye importent environ 40 % de leur blé de Russie et d’Ukraine, alors que l’Egypte est le plus grand importateur de blé au monde. La Russie est le principal fournisseur de blé de l’Egypte, l’Ukraine est son deuxième. « La crise entre deux des plus grands exportateurs de blé et de céréales au monde augmente l’incertitude sur le marché. Pour le moment, une pénurie pourrait être couverte par des fournisseurs locaux », a déclaré le ministre de l’Approvisionnement et du Commerce intérieur, Ali Mosselhi.
« Le conflit aurait potentiellement des conséquences désastreuses pour la sécurité alimentaire dans les pays déjà fragiles. Toute rupture d’approvisionnement en blé aurait de lourdes conséquences pour le Moyen-Orient, avec des pénuries et des hausses de prix », explique Mahmoud Qassem, expert économique au Centre égyptien de la pensée et des études stratégiques (ECSS). Les prix mondiaux des denrées alimentaires ont déjà atteint des sommets en 10 ans, et la part de marché des deux pays (23 % des exportations mondiales de blé) signifie que toute perturbation des exportations pourrait faire monter en flèche les prix des céréales. Mais, le blé serait la denrée la plus touchée. « Cela pourrait être une nouvelle leçon, notamment pour les pays arabes, qui doivent équilibrer les achats afin qu’ils puissent toujours diversifier et sécuriser en permanence les approvisionnements s’il y a jamais de conflits », souligne Nader Nour Eldin, ancien conseiller du ministère égyptien de l’Approvisionnement.
Selon un rapport de l’Onu datant de 2020, près de 69 millions de personnes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord sont sous-alimentées, ce qui représente près de 9 % du total mondial. Dans la région du Moyen-Orient, la faim est en augmentation depuis 2014, selon l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les moyens de subsistance s’effondrant après les soulèvements du Printemps arabe et à nouveau après la pandémie de Covid-19. La FAO a estimé la prévalence de la sous-alimentation dans la région en 2020 à 15,8 %, contre une moyenne mondiale de 9,9 %. « Le vrai problème ici est qu’il y a une crise humanitaire massive qui se déroule dans la région, et ces besoins ne sont déjà pas satisfaits », a déclaré à Reuters Julien Barnes-Dacey, directeur du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’European Council on Foreign Relations. Selon des analystes, même si les Etats et les donateurs pourraient être en mesure de se procurer des céréales auprès d’autres sources, la hausse des prix pourrait entraver un réseau d’importateurs déjà sous-financé. « Lorsque les besoins actuels ne sont déjà pas satisfaits, il est difficile d’imaginer que vous serez en mesure d’assurer cette nouvelle poussée massive nécessaire pour répondre aux nouveaux besoins », a déclaré Barnes-Dacey. Une pénurie à plus long terme pourrait aggraver une situation de sécurité alimentaire déjà désastreuse dans certains pays déchirés par des conflits. Le Yémen et la Syrie dépendent de l’approvisionnement en blé ukrainien du Programme Alimentaire Mondial (PAM).
L’Iran, Israël et la Turquie :Gagnants ou perdants ?
Selon des analystes, la guerre en Ukraine pourrait affecter aussi les négociations sur l’accord nucléaire iranien. « La Russie a joué un rôle constructif dans les pourparlers récents, travaillant en étroite collaboration avec les acteurs occidentaux pour ramener l’Iran en conformité. Mais la crise en Ukraine pourrait pousser Moscou vers une approche plus perturbatrice consistant à relâcher la pression sur Téhéran. Pour sa part, l’Iran peut avoir le sentiment que la montée des tensions américano-russes et la hausse des prix du pétrole lui donnent une marge de manoeuvre et augmentent son influence dans les négociations », prévoit Mahmoud Qassem, chercheur au Centre égyptien de la pensée et des études stratégiques (ECSS). De même, Israël, dont les Etats-Unis sont le principal allié international, surveille également de près les tensions.
Depuis que Moscou a déployé son armée en Syrie, les responsables israéliens en sont venus à considérer la Russie comme leur nouveau voisin au nord. Selon des analystes, Israël est l’un des plus grands perdants des tensions Russie-Occident, principalement parce qu’il serait contraint de prendre parti d’une manière qui compromettrait tous les gains qu’il a réalisés. La vice-ministre ukrainienne des Affaires étrangères, Emine Dzhaparova, a averti Israël qu’il serait directement affecté par toute forme d’escalade. Les conséquences possibles pourraient être des immigrants juifs en Israël en provenance d’Ukraine ou des réductions importantes des importations de blé. « La Russie ne reconnaît pas la souveraineté d’Israël sur les hauteurs du Golan qui font partie de la Syrie », a déclaré l’ambassadeur adjoint russe, Dmitry Polyanskiy, au Conseil de sécurité de l’Onu, qui a tenu le 23 février un débat sur le conflit israélo-palestinien. Au début du mois de février, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a condamné les frappes israéliennes contre des cibles en Syrie, les qualifiant de « violation grossière de la souveraineté de la Syrie ». Elle a averti qu’elles pourraient déclencher une forte escalade des tensions. Maria Zakharova a ajouté que « de telles actions posent des risques sérieux pour les vols internationaux de passagers ».
La Turquie sera également un élément important de l’équation, étant donné qu’elle est membre de l’Otan et entretient des liens étroits avec la Russie et l’Ukraine. La crise en Ukraine pose des défis particuliers pour la Turquie, l’obligeant à réfléchir à ses intérêts nationaux fondamentaux. « Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a été boudé par les Occidentaux. Dans ce contexte, la crise pourrait représenter une opportunité pour la Turquie d’imposer son influence et de promouvoir son statut dans l’équation de la sécurité européenne. Ainsi, la crise pourrait provoquer une réforme de sa relation avec l’Occident — bien que partiellement — et atténuer les critiques adressées à la Turquie sur fond de crises internes et de ses politiques expansionnistes à l’étranger », explique Mahmoud Qassem. L’ambassadeur ukrainien en Turquie a demandé à Ankara de fermer l’accès, à la marine russe, aux détroits des Dardanelles et du Bosphore, selon Reuters. Ces deux étroits passages maritimes sont hautement stratégiques, dans la mesure où ils relient la Méditerranée à la mer Noire. La Russie et l’Occident sont désormais en concurrence pour attirer Ankara derrière leurs positions respectives sur l’Ukraine, Washington souhaitant qu’Ankara poursuive ses ventes d’armes à Kiev. Toutefois, il est peu probable que la Turquie s’aligne complètement sur l’Occident contre la Russie, compte tenu de ses relations compliquées avec le pays. Mais cette dynamique conduira sans aucun doute à une politique étrangère turque plus sûre d’elle et à une critique occidentale atténuée de la conduite intérieure d’Erdogan.
Crises régionales : Encore plus dans l’impasse
Les tensions accrues entre l’Europe et la Russie à propos de l’Ukraine risquent de compliquer la position de l’Europe dans les crises en Syrie et en Libye, où l’intervention russe a déjà laissé les Européens en position de faiblesse. L’augmentation des tensions avec Moscou réduira encore la probabilité que l’Occident et la Russie puissent s’unir pour garantir des solutions politiques stabilisatrices à ces crises.
Pour ce qui est de la Libye, ces tensions interviennent dans une période d’extrême instabilité. Ce pays déchiré par la guerre est parmi les premiers qui seraient directement touchés par le conflit ouvert entre l’Ukraine et la Russie qui maintient la base aérienne d’Al-Jufra. En décembre, les élections nationales ont été annulées et, contrairement au gouvernement reconnu par l’Onu à Tripoli, la Russie a été une ferme partisane du général Khalifa Haftar basé à l’est, à Tobrouk. La Russie a également des forces et des bases militaires en Syrie. Proche alliée du régime syrien, elle maintient un port naval et une base aérienne dans la ville de Tartous. C’est la Russie qui a insisté sur le fait que l’aide ne peut être envoyée à la Syrie que via des frontières sous le contrôle du régime d’Assad.
Des analystes préviennent également que si les tensions en Ukraine entraînent de nouvelles sanctions occidentales contre la Russie — ou d’autres mesures punitives de ce type —, Moscou pourra utiliser sa position en Libye pour exercer des représailles, notamment en exploitant l’augmentation des flux migratoires pour accroître la pression sur l’Europe. Moscou a peut-être moins d’influence en Syrie qu’en Libye. Mais l’intensification du conflit en Ukraine pourrait néanmoins entraver les négociations sur la Syrie entre la Russie et les Etats-Unis, empêchant même des progrès modestes sur les questions humanitaires.
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