« Mon père nous disait que malgré tout ce que nous avons perdu en Palestine : terre, foyer, fortune ... personne ne peut nous voler ce que nous avons dans la tête. Il nous a appris très tôt à assumer la responsabilité de nos décisions », raconte la Palestinienne Lina Bamya, décoratrice d’intérieur d’origine palestinienne qui vit au Caire avec un « laissez-passer », un document que l’on accordait autrefois aux réfugiés pour entrer et circuler sur le territoire égyptien.
Tout à fait à l’aise avec sa double appartenance, elle se sent aussi bien égyptienne que palestinienne. D’ailleurs, elle est copropriétaire, depuis 1999, d’un magasin de déco rue Hassan Sabri, à Zamalek.
Lina Bamya a vécu en Egypte avec le sentiment d’être chez elle. Elle a d’ailleurs réussi à créer son petit « chez-soi », un univers multiculturel et humain qui lui ressemble. La globetrotteuse, passionnée de voyage et de découverte, ne rate pas une occasion pour évoquer la cause palestinienne et le droit de son peuple au retour.
Fille d’une grande famille palestinienne, dispersée dans les quatre coins du monde, elle a retrouvé plusieurs de ses membres grâce à Facebook. Elle est née en 1944 à Jérusalem, son père Adib Bamieh était propriétaire d’une usine de carcasses de voitures et sa mère Marie Arab était femme au foyer, mais aussi membre de l’Association des femmes palestiniennes et bénévole au Croissant-Rouge et à la Croix-Rouge. « Traditionnellement, en Palestine, les femmes ne travaillent pas, elles sortent rarement de chez elles. Pourtant, chez moi à Doqqi, j’ai une belle photo de ma mère tenant fièrement son permis de conduire international. D’ailleurs, mon père croyait fort en l’indépendance de la femme », révèle Bamya. Et d’ajouter : « Je garde dans ma mémoire le beau voyage en Palestine que j’ai fait avec mon père, juste avant la guerre de 1967. Mon père, un passionné d’agronomie, m’a amenée voir la ferme de notre famille à Kalandya, connu aujourd’hui pour son check-point, près de Jérusalem. La maison de ma famille existe toujours. La Palestine est pour moi un pays plein d’histoires, un pays qui a du poids. J’admire l’architecture des maisons de Jérusalem, construites à l’aide de pierres blanches. Tout le monde se connaît là-bas. Le matin, passent les vendeurs de simite (galettes de pain en forme d’anneau) et de falafel. Ma soeur me raconte qu’aujourd’hui les choses ont beaucoup changé. Par exemple, les universitaires et les fonctionnaires palestiniens doivent passer par un check-point, pour pouvoir sortir de la ville, étudier ou travailler. Cela nourrit la haine et l’humiliation », précise Lina Bamya, qui rêve de rentrer un jour en Palestine, non pas pour vivre, mais pour combler sa nostalgie de la ville et de ses ancêtres. « Je vis normalement en Egypte. Je me sens profondément palestinienne, mais aussi très égyptienne. Je défendrai aussi fort la Palestine que l’Egypte. C’est en Egypte que j’ai fait mes études scolaires et universitaires. C’est là que je travaille. C’est là que j’ai fait des amis. Je suis une personne très sociable. J’ai beaucoup d’amies avec qui je passe de belles soirées, à l’Opéra du Caire, au cinéma …Nous voyageons ensemble. J’aime aller à la découverte d’autres cultures, d’autres gens, d’autres traditions. Je m’adapte facilement à tout lieu. Très jeune, j’ai pris la décision de mener une vie indépendante », confie la décoratrice.
Ses parents qui ont vu que les choses allaient mal en Palestine, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, puis avec la création d’un Etat juif en 1948, ont choisi de voyager en Egypte pour une résidence temporaire, jusqu’à ce que les choses se calment chez eux. « Ma mère et mon père, assez engagés dans la résistance palestinienne, croyaient fort jusqu’à la fin de leurs jours qu’ils allaient retrouver leur terre natale. Pour eux, l’Etat palestinien, où vivaient ensemble les juifs, les chrétiens et les musulmans, était un merveilleux exemple de coexistence. Ils me racontaient qu’avant le 14 mai 1948, l’Etat israélien n’existait pas, que les émigrés juifs venaient d’Europe en prétendant qu’ils arrivaient sur une terre où il n’y avait personne. Petit à petit, le séjour temporaire de ma famille en Egypte s’est transformé en une émigration durable », souligne Lina Bamya. Arrivée avec le convoi de l’ambassadeur d’Egypte en Palestine, qui était un ami très proche de la famille, cette dernière est venue s’installer au Caire, précisément dans le quartier de Doqqi, vers la fin des années 1940.
Lina est d’abord inscrite à l’école La Rose de Lisieux, à Doqqi, puis à la Mère de Dieu de Garden City. « En Egypte, je me suis vite adaptée, contrairement à mon frère et ma soeur aînés. Je suis arrivée toute petite, donc je n’avais pas connu d’autres cultures. Je ne parlais que l’arabe égyptien, tandis que ma mère avait gardé son dialecte palestinien. Petit à petit, je l’ai appris moi aussi. J’ai également appris beaucoup de choses sur les mets typiques, les traditions et notre héritage palestinien. Je lisais tout ce qui tombait sous la main et qui avait trait à ma culture d’origine. J’achetais beaucoup de livres dans les bazars de l’Organisation de la femme palestinienne, au Caire », précise Lina Bamya, dont les auteurs préférés sont Robert Solé, Gilbert Sinoué, Naguib Mahfouz, Ibrahim Eissa et Ihsan Abdel-Qoddous. « Le roman Al-Nabati de l’écrivain et historien Youssef Zidan, traitant de l’histoire des Nabatéens, a vraiment suscité mon intérêt », dit-elle, en mentionnant par la suite toute une liste d’écrivains palestiniens qui ont marqué son existence comme Sahar Khalifa, Edward Saïd et Mourid Al-Barghouti. « J’admire dans le livre de ce dernier, J’ai vu Ramallah, le fait que ce soit une chronique douloureusement minutieuse, pleine d’émotions. Il y partage sa pensée au lendemain des Accords d’Oslo. Chaque Palestinien se trouve aujourd’hui dans la position peu commune de savoir que la Palestine a bel et bien existé, mais de savoir aussi que cette terre porte désormais un nouveau nom, a un autre peuple et une nouvelle identité, le niant complètement », lance-t-elle.
Lina Bamya est partie une fois en Norvège, elle a fait une croisière pour traverser l’Atlantique. Et comme d’habitude, elle a saisi l’opportunité pour parler de la Palestine. Elle se rappelle avoir été invitée chez une amie diplomate, cette fois-ci en Suède, lorsque l’un des conviés lui demanda : « Qu’entend-on par la cause palestinienne ? ». « Ce jour, j’ai réalisé qu’à l’étranger, les gens ne connaissent pas forcément les détails du problème palestinien. Ce monsieur, un Suédois, était fasciné de rencontrer une jeune femme palestinienne moderne, qui maîtrise plusieurs langues, et avec qui on peut discuter. Une image différente de celle diffusée dans les médias sur les migrants palestiniens en tenue traditionnelle », dit la décoratrice qui porte, elle aussi, la robe palestinienne brodée dans les grandes occasions.
Elle suivit des études en sciences politiques à l’Université américaine du Caire, avec mineure en journalisme, son père avait refusé qu’elle s’inscrive aux beaux-arts. Pourtant, c’était sa vraie passion. « J’ai eu comme professeur le grand journaliste Galaleddine Al-Hamamsi. C’est lui qui m’a fait aimer le travail journalistique. Du coup, j’ai commencé par travailler, au début des années 1970, au journal Akhbar Al-Youm et au magazine Rose Al-Youssef ».
Lina Bamya change ensuite de carrière et travaille à la banque de l’Union européenne au Caire (une ancienne banque d’affaires française). Puis, elle a été embauchée comme attachée de presse à l’ambassade d’Algérie au Caire. Elle a eu la chance de voyager en Algérie et d’y résider pendant quatre ans en tant qu’attachée de presse et traductrice au ministère algérien de l’Industrie. Puis, elle a été traductrice à l’Organisation arabe du travail. « En Algérie, je me suis faite beaucoup d’amis de nationalités différentes. Du temps de Boumediène, l’Algérie était très ouverte culturellement, avec un développement économique et social. L’Algérie est un pays d’une beauté exceptionnelle, avec ses plages, ses montagnes et son magnifique désert », se rappelle Bamya, qui aime vivre au rythme de la nature. Cela stimule son désir de créer.
Un jour, dans les années 1990, elle décide de renoncer à toutes ces activités et de se consacrer à sa passion. Elle se laisse guider par le flot de la nature, par le sentiment de bien-être, par sa vocation innée, puisqu’elle a toujours eu cette fibre artistique en elle.
Bamya ouvre alors un premier magasin, Le Bouquet, à Doqqi, qui vendait des cadeaux, des colifichets, des poteries, des peintures sur t-shirts, des colliers et des boucles d’oreilles, des abat-jour, des céramiques palestiniennes, des châles en soie, etc. Tout était fait à la main, dans un esprit très créatif.
Bamya avait pris des stages en Angleterre, en France, notamment pour apprendre la peinture sur soie. Puis, elle a suivi des cours en poterie à l’Université américaine du Caire. « C’est moi qui ai lancé la mode des emballages cadeaux, pour la Fête des mères, Pâques, Saint Valentin. J’achetais les fleurs artificielles haut de gamme en Chine, les pierres et les perles du quartier commercial d’Al-Moski, au Caire. J’aime me balader dans les anciens quartiers populaires et les marchés d’artisanat, à la rue Al-Moëz, au fameux Khan Al-Khalili ... ».
A travers sa boutique, elle fait connaissance avec Nahed Ghorbal, l’une de ses clientes. Toutes les deux décident par la suite de travailler ensemble, et d’ouvrir en 1999 une boutique d’art déco à Zamalek, Room With a View. « Nous collaborons avec des artisans professionnels qui font des objets spécialement pour nous ».
Membre active du Rotary club du Caire Champolion, Lina Bamya a réussi à collecter des fonds pour organiserf un voyage d’une vingtaine de femmes d’Akhmim au Caire. « J’ai aidé ces femmes à sortir de chez elles, à visiter l’école de tapis de Wissa Wassef et d’autres endroits similaires. J’aime le travail d’Akhmim, avec cette belle harmonie de couleurs. J’assiste à toutes leurs expositions et je les encourage à créer de nouveaux produits, avec de nouvelles idées. J’encourage toutes les femmes à être indépendantes. La femme égyptienne comme la femme palestinienne, elles sont instruites et capables de travailler pour gagner leur pain et pourvoir aux besoins de leurs familles. Je n’aime pas l’image de la femme arabe opprimée », souligne Bamya, qui multiplie les actes de bénévolat et le travail communautaire, à droite et à gauche, à l’hôpital des lépreux, à l’association Les Amis de l’Opéra ou celle du Palais Manial. Rayonnante, elle n’a jamais fait son âge.
Jalons
1944 : Naissance à Jérusalem.
1964 à 1969 : Etudes à l’Université américaine du Caire.
1999 : Ouverture du magasin Room With A View.
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