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Kaouther Ben Hania : Vivre en apesanteur

Yasser Moheb, Mardi, 20 juin 2017

Depuis quelques années, le nom de la réalisatrice Kaouther Ben Hania résonne avec insistance dans les milieux cinématographiques. Au dernier Festival de Cannes, elle était venue présenter son nouveau long métrage Ala Kaff Ifrit (la belle et la meute) dans la section Un Certain Regard. Un métrage touchant et controversé, prouvant le talent de la cinéaste.

Kaouther Ben Hania

Elle est un modèle de force tranquille, véritable nouveau moteur du cinéma tunisien contemporain. Chacune de ses réalisations est le fruit d’un travail persévérant et minutieux. Grâce à elle, le cinéma tunisien a été représenté à la section cannoise Un Certain Regard 2017, après 17 ans d’absence. Son nouveau film engagé, Ala Kaff Ifrit (la belle et la meute) a été lauréat du tout premier Prix de la meilleure création sonore, fondé et remis lors d’une cérémonie organisée cette année, au Festival de Cannes. Soufflet cinématographique, et surtout féministe, ce film raconte l’histoire, inspirée de faits réels, d’une jeune femme tunisienne de 21 ans, violée par deux policiers, et qui, contre toutes contraintes et menaces sociales, insiste à faire reconnaître son viol et à porter plainte contre ces coupables. « Mon film essaie de présenter et prouver le renouveau de la société tunisienne, celle qui refuse de se taire, de céder à la corruption et qui postule ses droits, surtout ceux des femmes », commente Kaouther Ben Hania.

La jeune femme toute simple, presque sans maquillage, en tenue sans artifice, s’est endurcie après l’ovation et les applaudissements qui ont accueilli la projection de son film sur la Croisette. Elle a 39 ans, son visage ciselé est toujours souriant, lui en fait paraître 20. Une présence énergétique, réaliste et éthérée, Kaouther Ben Hania est à l’image de ses personnages, en apesanteur.

Née à Sidi Bouzid, ville du centre de la Tunisie, Kaouther Ben Hania a d’abord étudié le commerce avant de décider d’aller vers sa grande passion : le cinéma. « Comme la majorité des jeunes filles de mon âge, étudier les lettres, le commerce ou bien la médecine était l’itinéraire presque classique voulu par presque toutes les familles pour leurs enfants. Je l’ai admis au début, avant d’insister sur le fait de laisser ma boussole virer vers mon monde fétiche, celui des études du 7e art, surtout que je rêvais toujours de devenir écrivaine, un rêve que j’ai amplement réalisé », dit la jeune cinéaste avec un grand sourire.

La petite Koukou — comme l’appellent ses amis — entame en 2002 des études de cinéma à l’Ecole des arts et du cinéma de Tunis. Pendant cette première formation qui n’a duré que deux ans, elle réalise plusieurs courts métrages, dont l’un, La Brèche, film d’école de 14 minutes, est nettement remarqué et loué par ses professeurs. Entre-temps, elle participe, en 2003, à un atelier d’écriture de long métrage, financé par le programme Euromed. Ces études l’ont aidée certes quelques années après à planer vers le genre du long métrage. Toutefois, elle continue son élan à l’époque dans les courts métrages. Au terme de sa période de formation en Tunisie, elle décide de poursuivre ses études, en 2004, à Paris, entre l’Université d’été de la Fémis et la Sorbonne. Ensuite, elle travaille pour la chaîne satellite Al-Jazeera Documentaires, jusqu’en 2007.

Plus forte, elle nage 2 ans après dans les mêmes eaux du court métrage, pour présenter sa seconde oeuvre, toujours de 14 minutes, Moi, ma soeur et la chose. « Cette oeuvre a une thématique assez importante et profonde, celle de la vie des adultes à travers le regard d’un enfant », explique la réalisatrice. Un court métrage de fiction, inspiré de la nouvelle Le Jeune homme, l’enfant et la question de Mohsen Ben Hania, qu’elle suit, quatre ans après, par un nouveau documentaire en 2010, Les Imams vont à l’école, sélectionné entre autres aux Festivals d’Amsterdam, de Dubaï, de Vancouver et d’Amiens. Une oeuvre passionnante mais un peu rude à son goût et surtout très intellectuel, malgré la touche comique qui existe dans le film.

Mais le cinéma documentaire a-t-il été le bon portail ou la bonne école pour envisager ensuite la fiction ? « Tout à fait », affirme-t-elle, ajoutant : « Le documentaire m’a appris à bien regarder et à concevoir comment filmer la réalité. On essaie alors de découper ces images réelles et de leur donner du sens, en les ramassant et en créant des scènes. Alors, on arrive, comme le spectateur, à comprendre comment les choses se passent réellement ».

Et à elle de poursuivre : « En 2006, j’avais réalisé Moi, ma soeur et la chose, mais je me sentais mal à l’aise avec la fiction et tous les artifices que cela comporte. Après, j’ai réalisé en 2010 Les Imams vont à l’école, qui est, lui, un vrai documentaire. C’était une première expérience à la réalisation, comme s’il a fallu que je passe par le documentaire pour savoir comment je pouvais joindre et présenter la fiction. Disons que c’est ce documentaire de 2010 qui m’a permis d’avoir les éléments en main, et de commencer ainsi à pressentir la capacité de la réalisation des longs métrages ».

Mais après un quatrième succès avec les longs métrages, cette fois-ci, en signant Peau de colle, prix du public aux Rencontres films femmes Méditerranée à Marseille, l’heure de la grande joie lui est arrivée en 2014, avec son premier long métrage intitulé Challat de Tunis. Une vraie consécration de la réalisatrice et un succès gigantesque auprès de tous, puisque le film ouvre la section ACID du Festival de Cannes en 2014 et connaît un succès international aussi bien en festivals qu’en salles, ayant été distribué dans plus de 15 pays.

« Le Challat veut dire le balafreur », explique-t-elle. « C’est un homme dont on ne connaît pas l’identité, qui rôdait dans les rues de Tunis en 2003, une lame à la main, pour balafrer les fesses des femmes dans la rue ».

Mais pourquoi ce fait divers et cette affaire locale, qui s’est déroulée en 2003, ont-ils marqué son esprit au point de lui consacrer un film ? « J’étais à l’époque en Tunisie avant d’aller vivre en France, répond Kaouther Ben Hania. Des rumeurs circulaient, chacun avait sa propre version des faits et y projetait des choses personnelles. L’histoire du Challat était restée dans un coin de ma tête et j’y réfléchissais beaucoup, je rassemblais des éléments à son sujet et l’histoire s’est tissée ainsi, petit à petit. Jusqu’au moment où elle était prête dans mon esprit et où j’ai pu me mettre à l’écrire ».

Le film emprunte alors les codes du documentaire d’investigation pour essayer d’identifier cet homme, en situant l’action à nos jours. C’est pour elle le prétexte de franchir les mentalités tunisiennes dans le but de voir ce qui a changé et ce qui résiste au changement.

Il a fallu attendre ensuite deux ans avant de tourner son deuxième long métrage Zaïneb n’aime pas la neige lequel a connu en 2016 un grand succès dans les festivals internationaux. « J’ai passé 6 ans à tourner ce film. J’ai commencé à filmer Zaïneb en 2009, et j’aurais pu le faire encore plus longtemps tellement l’immersion était passionnante. Dans ce film, comme dans la vraie vie, il y a toujours des rebondissements, des virements de situations. J’aime beaucoup observer comment les gens changent avec le temps qui passe, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Quand j’ai commencé à filmer, Zaïneb était un enfant, elle avait à peine 9 ans. J’ai très vite fait le calcul et je me suis dit : au bout de 6 ans, elle sera déjà une jeune femme magnifique, je voulais documenter cette métamorphose », souligne Kaouther en riant.

Toujours des thèmes alarmants où la critique acerbe de la société tunisienne prend le devant et explique les résultats. Une sorte d’exercice de liberté et d’expression auquel la cinéaste ne renonce aucunement à se servir pour mieux s’exprimer. « Depuis la révolution, s’il y a bien un acquis, c’est qu’on peut parler, ce qui était totalement impossible auparavant », avoue la réalisatrice. Et d’ajouter : « C’est un soulagement en fait, car lorsqu’on parle, on se sent libéré d’un poids. Dans le cinéma, il y a un retour vers le documentaire, symptomatique d’un besoin de retour vers la réalité, alors que les anciens régimes nous avaient enfermés dans un monde stéréotypé. Dès lors, les réalisateurs ont envie de plonger dans ce réel pour le concevoir et l’analyser par les moyens du cinéma ».

Mais, à quel point cette transmission et cette analyse pour les faits réels gardent l’objectivité chronique ? Pour Kaouther Ben Hania, rien ne peut priver le cinéaste de rédiger les faits et incidents à sa façon. « Dans mon travail tout est subjectif, car je ne crois pas à l’objectivité dans l’art », rétorque-t-elle. « La notion d’objectivité a été mise en avant pour des raisons d’efficacité, strictement commerciales. Un auteur est principalement subjectif, c’est la passion de ce qu’il filme qui l’anime, et la passion n’est jamais objective ».

Kaouther Ben Hania est fière de son périple professionnel de 14 ans. Elle ne cesse de rêver de l’essor du cinéma tunisien et arabe, et ne cesse d’élaborer de nouvelles visions tant personnelles que cinématographiques. La dernière de ces élaborations : un nouveau film qu’elle prépare actuellement sous le titre de Al-Ragol Allazi Baa Gueldoh (l’homme qui s’est vendu la peau), sur l’histoire fictive d’un fugitif syrien à Beyrouth. Une nouvelle aventure, un nouvel engagement.

Jalons :

27 août 1977 : Naissance à Sidi Bouzid.

2002 : Début des études en cinéma.

2004 : Sortie de son premier court métrage, La Brèche.

2014 : Premier grand succès international avec le premier long métrage, Challat de Tunis.

2016 : Tanit d’or aux Journées cinématographiques de Carthage pour son film Zaïneb n’aime pas la neige.

2017 : Prix de la meilleure création sonore du Festival de Cannes pour La Belle et la meute.

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