C’est au Théâtre des arts à Jounieh, au nord de Beyrouth, où Caricature est présentée, que Roméo Lahoud nous accueille avec son sourire charismatique et affable qui reflète toute sa grandeur d’âme. Entouré de ses « enfants », comme il aime appeler ses acteurs, notamment les jeunes nouveaux talents, il adresse un conseil à l’un, fait une remarque à l’autre, toujours avec ce sacré sourire qui le caractérise et qui ne le quitte pas. Il nous parle tout joyeux, de Caricature. C’est l’histoire d’une reine talentueuse, danseuse et chorégraphe, Cedra Eid, qui a un penchant notoire pour l’Occident et d’un roi, le « fabuleux » acteur Tarek Tamim, qui flirte, lui, avec l’Orient. Tous les deux se rencontrent pour mettre fin à un conflit qui les oppose. Des situations aussi comiques que rocambolesques ont alors lieu. « Caricature est la version revisitée de la pièce Singof Singof que j’avais présentée en 1974 et qui a été interrompue par la guerre civile », évoque l’artiste avec émotion, avant d’ajouter: « Caricaturer vise non seulement à déclencher le rire du public, ici à travers la joute oratoire qui a lieu entre la reine aux accents français et bourgeois et aux couleurs folkloriques populaires, et le roi, caricaturer vise aussi à dénoncer. Et cette caricature passe au crible les dirigeants, les idéologies, les croyances, les moeurs, qui sont tous pris pour cible ».
C’est dans cette ambiance conviviale que l’artiste aborde son parcours.
Né le 22 janvier 1931 à Amchit, Mont-Liban, Roméo grandit au sein d’une famille politique. Son père était député de Jbeil et sa mère s’intéressait à la politique encore plus que son père, et « tous les deux voulaient que je sois un homme politique chevronné », se remémore-t-il. Toutefois, le destin en a décidé autrement. « Au début, j’étais très enthousiasmé par l’idée, mais en comprenant la politique et ses dessous, j’ai changé d’avis. Cela ne correspondait pas à mon caractère ». Ni à son rêve.
La voie artistique l’interpelle, il la suit, mais le parcours est loin d’être traditionnel. D’ailleurs, cette voie, il n’est pas le seul de la famille à la suivre. Ses soeurs, Aline est journaliste, Papou architecte d’intérieur, styliste et « grande prêtresse de la mode orientale revisitée », qui éblouit le spectateur par les couleurs flamboyantes et le savant mariage des couleurs des costumes et des coiffures. Nay, elle, est la grande chorégraphe, et son frère Nahi est producteur et historien. Ils vont compléter Roméo, auteur et metteur en scène de ses pièces. Il commence par s’initier à la peinture avec le célèbre peintre libanais César Gemayel. Puis à 21 ans, il quitte en catimini la maison paternelle et va en France étudier la peinture.
« Le lendemain de mon arrivée à Paris, je faisais la queue devant le Musée du Louvre. Arrivé à 8 heures, j’en suis ressorti à 17 heures, bourré de complexes à la vue de toutes ces oeuvres réalisées par les plus grands artistes. Je me suis juré de ne plus faire de la peinture même si cet art court toujours dans mes veines et constitue mon passe-temps favori ». A l’Ecole des beaux-arts, il entame des études d’architecture d’intérieur et achève sa formation d’architecte. Mais où est donc passé le théâtre ?
Le premier contact avec ce monde a lieu à travers Olger Rakinski, « un ami libanais d’origine polonaise, dont le cousin était le premier machiniste aux Folies-Bergères », lance-t-il. « C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de la vedette Yvonne Menard, et j’étais fasciné par les décors et par la rapidité avec laquelle on arrivait à les changer dans une si petite pièce. Ce métier s’appelait la sténographie mécanique, que j’ai appris et pratiqué également dans un institut en Italie, tout comme la mise en scène », poursuit-il.
Plus tard, renouant avec ses parents, Roméo épouse la Française Liliane Poulain qui lui donne deux filles :
Dominique, disparue à 22 ans, et Valérie, à la tête d’une maison de production de vidéoclips et de films publicitaires. Frappé de plein fouet par le décès de son épouse Liliane puis de sa fille Dominique, et vivant entre Beyrouth et Paris, il décide, à la fin des années 1950, de revenir définitivement au Liban.
« J’ai acquis une culture artistique en roulant ma bosse un peu partout dans les théâtres, mais j’étais surtout porté sur la comédie musicale qui n’existait pas en France », dit-il. Et au Liban, la chance lui sourit. La présidente du comité du Festival de Baalbeck, Salwa Al-Saïd, lui donne, en 1963, l’opportunité de monter le spectacle. « Pour moi, la scène est un rêve. Pour ce premier festival, j’ai réussi à ramener au Liban la vedette Sabah, que je connaissais et qui était à cette époque établie en Egypte, et nous avons présenté ensemble la pièce Al-Challal. Notre collaboration a duré dix bonnes années », évoque-t-il, avant d’ajouter: « En janvier 1970, et pendant deux soirées, je me suis produit à l’Olympia de Paris dans Les Nuits libanaises, avec Sabah, les chanteurs Issam Raggi, Joseph Azar et Samir Yazbeck, et plus de 30 danseurs, danseuses, choristes, accompagnés de 18 musiciens dirigés par le chef Abboud Abdel-Aal. La salle était archicomble ».
Continuant sur sa lancée après Baalbeck et Paris, Roméo ouvre son premier théâtre musical permanent à Beyrouth. Il l’installe à l’hôtel Phoenicia où il présente Mawwal, un grand spectacle qui a tenu l’affiche pendant neuf mois sans interruption. Que ressent-il à chaque fois qu’il termine l’écriture d’une pièce? « J’essaie de l’oublier durant une dizaine de jours. Ensuite, je relis le texte pour l’écrire à nouveau. Et cela dure jusqu’aux répétitions et encore je trouve le moyen d’effacer et de corriger, jusqu’au jour de la première. Je puise mon inspiration dans la lecture, notamment tout ce qui se rapporte à l’Histoire, mon sujet préféré ».
Avec le temps, de nouvelles idées trottent dans la tête de Roméo Lahoud. Il découvre aussi de nouveaux talents qui deviendront plus tard de grandes stars, dont le célèbre Abdel-Halim Caracalla et le regretté directeur du Conservatoire national, Walid Gholmié. Il fait également la connaissance d’Alexandra et de sa soeur Salwa Katrib, l’étoile montante de la chanson qui fera une brillante carrière avec lui. Mais son coeur bat pour Alexandra. Il l’épouse en secondes noces et les deux soeurs vont laisser une empreinte dans la vie de l’artiste. « Salwa, épouse de Nahi mon frère, aimait sa fille Aline et sa maison. Alexandra, elle, aimait la vie et les gens. Toutes les deux avaient une belle voix, mais en écoutant Salwa chanter, j’étais certain d’être en présence d’une grande vedette ».
Résultat: Salwa sera la star de quinze comédies musicales, interprétant à merveille des rôles aussi divers qu’importants. « Ce fut un nouveau départ pour moi, ajoute Roméo. En 1974, la pièce Singof Singof est donnée au théâtre Elysée. Aux côtés de Salwa, figuraient Georgina Rizk, alors Miss Univers, Toni Hanna et Abdo Yaghi qui évoluait pour la première fois sur scène ».
Ce fut une période foisonnante de succès pour le fondateur du Festival international de Byblos, qui participe aussi aux grandes soirées du Festival de Baalbeck. Lorsqu’il décide de s’accorder une trêve et d’entreprendre un long voyage avec Alexandra, il ne s’attendait pas à un autre coup dur du destin. « J’ai traversé des moments très difficiles, dit-il tout ému. Tout d’abord, la perte de Liliane, puis de ma fille Dominique. Ensuite, c’est au tour d’Alexandra de tomber sérieusement malade. Elle m’a surtout recommandé de continuer à travailler après son décès. C’est en hommage à Alexandra que j’ai renoué avec le théâtre, après une longue absence ». Il fallait que la vie continue. « J’ai de même et surtout voulu renouer avec le théâtre, pour que cette jeunesse accro du Net connaisse son pays, le Liban. Car un pays qui n’a pas de patrimoine n’a pas d’avenir. Je veux ramener les jeunes au théâtre, leur faire découvrir notre patrimoine, le vrai visage du Liban », confie-t-il.
Dans cet esprit, il présente en 2014 Tariq Al-Chams (la route du soleil) suivie, en 2015, par Bent Al-Jabal, une pièce qu’il avait écrite initialement pour Salwa et qui a été reprise pour sa nièce, la vedette Aline Lahoud, la fille de Salwa Katrib. Aimerait-il se produire à l’Opéra du Caire? L’artiste tranche: « L’Opéra du Caire est une prodigieuse institution inaugurée en 1869, alors qu’il n’y avait pas encore de routes dans les pays arabes. C’est là où est né l’opéra Aïda de Verdi et où sont passés les plus illustres noms du monde artistique international. Je ne pense pas qu’un artiste sensé refuserait la chance de s’y produire ». Aujourd’hui, c’est à Beyrouth qu’il brosse une caricature amusante et ô combien d’actualité. Une chorégraphie au rythme tantôt endiablé de la dabké traditionnelle, tantôt lyrique, et des chansons typiques que le public a reprises tout heureux avec les interprètes Jad Katrib et Marita Abi-Nader, deux nouveaux talents prometteurs que Roméo Lahoud lance et encourage. D’ailleurs, comme il l’annonce lui-même. « J’ai plusieurs scénarios écrits qui attendent leur tour, entre autres une adaptation du fameux Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand que j’ai intitulé Nemroud. Un très grand mélodrame que je présenterai en Musical l’année prochaine ». Et le rêve continue... pour ce grand ténor libanais de la comédie musicale qui a réussi à donner à cet art ses lettres de noblesse.
Jalons:
22 janvier 1931 : Naissance à Amchit Mont-Liban.
1952 : Voyage en France.
1960 : Retour définitif au Liban.
1963 : Première représentation au Festival de Baalbeck de la pièce Al-Challal.
Janvier 1970 : Premier artiste libanais et arabe à se produire à l’Olympia de Paris dans Les Nuits libanaises.
2014 : Tariq Al-Chams est donnée au Casino du Liban.
2015 : Bent Al-Jabal avec Aline Lahoud en hommage à sa mère Salwa Katrib.
2016 : Caricature au Théâtre des arts.
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