La vie suit rarement le chemin que l’on a imaginé. Parfois, il faut accepter l’imprévu, partir vers l’inconnu, oser davantage, pour évoluer loin des sentiers battus, là où les habitudes ne servent à rien. C’est cette envie d’être ailleurs qui a en fait poussé Victor Rizqallah à quitter un monde pour découvrir un autre plus vaste, plus prometteur. La peur de l’inconnu ne l’a pas empêché de tout laisser derrière lui et de se lancer dans une aventure risquée. Aujourd’hui, lorsqu’il passe sa vie en revue, il dit n’avoir aucun regret. C’est en 1958 qu’il décide de plier bagages et de partir vers l’Allemagne. A peine ses études d’ingénierie terminées, il tente sa chance dans ce pays qui, à l’époque, accueillait à bras ouverts les jeunes étudiants venus du tiers monde. « Je me suis spécialisé en géotechnique, un domaine du génie civil qui étudie les fondations et les piliers utilisés dans les projets géants tels que les aéroports, les ports et les grandes stations de métro. Cette science venait d’être introduite dans les études d’ingénierie par un professeur autrichien. Et l’Egypte était parmi les premiers pays à l’intégrer dans ses cursus universitaires ».
La conjoncture politique dans son pays natal ne semblait pas rassurante pour ce jeune aux ambitions sans limites. La guerre de 1956, la situation économique alarmante et surtout la nationalisation des biens de sa famille, bref l’ensemble l’a persuadé que son avenir est ailleurs. Avide de savoir, il choisit un pays décrit comme l’eldorado des ingénieurs, un pays qui ne tardera pas à éprouver de l’estime pour le jeune homme sérieux, persévérant, dynamique et alerte qu’il était. « Je ne voulais pas simplement obtenir un master ou un doctorat. Mon objectif était d’acquérir le maximum d’expérience académique, professionnelle et culturelle et de dépasser la moyenne en tout ». Sa mission n’était pas du tout facile au départ. Il fallait se familiariser avec de nouveaux outils, passer d’un système relativement fermé à un autre beaucoup plus ouvert, et avant tout, surmonter le choc culturel. « Dès le premier jour, je devais apprendre l’allemand, car pour un ingénieur, il est nécessaire d’avoir des compétences linguistiques pour pouvoir communiquer aisément, surtout dans les milieux universitaires. Je savais que le fait de me contenter de parler l’anglais ou le français me ferait passer à côté de ce pays, je voulais m’intégrer à la vie réelle des gens. J’ai donc suivi le conseil d’un Frère qui m’enseignait au Collège De La Salle. Ce dernier m’avait proposé de commencer par apprendre par coeur un minimum de 800 mots, puis d’ajouter progressivement leurs antonymes, et donc de créer mon propre lexique qui me permettra de formuler des phrases correctes et de me rendre compréhensible », se rappelle Rizqallah. Les clichés dépeignent l’Allemagne comme une terre austère, alors le jeune homme a appris à garder ses distances. « Les gens peuvent paraître froids et distants au départ, mais une fois leur confiance et leur respect gagnés, c’est une amitié sincère et profonde qui naît », dit-il. Rizqallah constate que pour obtenir son doctorat à l’Université de Hanovre, il faut faire de petits métiers pour assumer les frais de ses études. Il donne donc des cours particuliers de physique et de mathématiques pour les élèves du bac, à tarifs réduits. Ce contact quotidien avec les jeunes du pays d’accueil l’aide aussi à maîtriser la langue.
L’université prestigieuse le fascine, un lieu de culture, d’échange et d’humanisme. C’est dans cette université de grande renommée qu’il fait connaissance avec de grands professeurs qui croient en lui. « J’ai appris à remettre en cause tous les référents, que ce soit en génie civil ou dans la vie, rien ne doit être pris comme acquis. Ni dans la vie, ni dans le domaine des sciences, rien n’est fait d’évidences ou de postulats. J’ai appris que pour réussir ma carrière d’ingénieur, je devais sortir de l’ordinaire, développer mes talents d’exploitation, savoir m’adapter à des situations imprévisibles ». Le jeune ingénieur décide d’aller encore plus loin. Son objectif n’est pas simplement de réussir, mais de briller. Il prépare son deuxième doctorat, obtient le plus haut titre académique en Allemagne, soit l’équivalent du doctorat d’Etat. Puis, il fonde son premier bureau d’expertise. Il se fait un nom dans le monde professionnel, conçoit et surveille la mise en oeuvre de grands projets tels le métro souterrain de Hanovre, constitué de 4 niveaux souterrains ainsi que le port de Wilhelmshaven, le plus grand port d’Allemagne. « Les ingénieurs égyptiens sont des touche-à-tout, ils sont capables de faire face à des problématiques complexes, d’arriver à des solutions créatives et applicables », dit Rizqallah.
Il parle des bâtiments et des édifices comme s’il s’agit d’êtres humains. Il a appris à les connaître et à apprécier leur valeur. « Cet hôtel, par exemple, a été parmi les premiers bâtiments en Egypte à être conçu sur des pieux qui dépassent les 30 mètres de profondeur sous le sol ». Ses yeux brillent dès qu’il commence à parler de matériaux, de projets et de techniques de construction. L’ingénieur brûle les étapes et se fait remarquer par le corps enseignant de l’Université de Hanovre. « C’est comme si mon destin avait été tracé d’avance. Avant, je me hâtais afin de montrer mes prouesses professionnelles sur le terrain. Puis, d’un coup, je me voyais de plus en plus tenté par la vie académique. Je ne savais pas que j’allais passer le reste de ma vie dans les amphithéâtres avec les étudiants ». Son moteur n’est pas le savoir, mais le dépassement des limites, à commencer par les siennes. « Je me suis épanoui dans cette société qui m’a permis de découvrir mes talents, avec des profs qui ont cru en moi et en mes capacités », dit-il. De quoi l’avoir incité à rompre avec l’ordinaire, tout en restant un vrai professionnel. « C’était un vrai plaisir de former des jeunes ingénieurs qui ont des rêves. Qu’y a-t-il de plus beau que de rêver et de faire rêver ? Je tiens à leur expliquer qu’un bon ingénieur est un expert des risques, dans un monde ouvert. Loin du simple technicien professionnel, il doit savoir allier l’art et la science, l’humaniste et le visionnaire ».
Probablement, le temps passé auprès des jeunes lui a permis de rester jeune dans l’âme, en dépit de l’âge que laisse deviner ses cheveux blancs. Le professeur déborde d’énergie et de dynamisme. Sa voix vive, son regard perçant, ses idées pragmatiques et sa façon de s’exprimer sont ceux du jeune étudiant qui a autrefois quitté l’Egypte pour s’installer en Allemagne. Son talent de communication fait de lui le premier vice-président étranger de l’Université de Hanovre. Et ce n’est pas tout. Il remporte à l’unanimité, quelques années plus tard, le titre de président du syndicat des Ingénieurs dans la région (Lower Saxony) ou la Basse-Saxe, au nord-ouest de l’Allemagne. « J’ai mis à profit ma culture et ma nature orientales pour régler les problèmes et traiter les situations difficiles.
Je n’ai pas hésité à multiplier les compliments à chaque fois qu’un professeur excellait en sa matière. Les Allemands n’en avaient pas l’habitude. J’apportais souvent des solutions mi-égyptiennes, mi-allemandes, je parvenais à des compromis, des points de rencontre. De quoi avoir créé une ambiance amicale, à même de surmonter les malentendus entre collègues. Le plus important est que j’ai réussi à donner une touche plus humaine à nos relations ».
L’académicien porte ensuite son regard sur sa terre natale. Il crée la Fondation Rizqallah pour les études supérieures, au profit des étudiants étrangers. « Je sentais que je devais beaucoup à ma patrie et qu’il était temps de lui rendre une partie de ce qu’elle a fait pour moi. J’ai donc proposé un projet de partenariat au ministère allemand des Finances, avec pour objectif le lancement d’un programme d’échange pour les étudiants des pays en voie de développement. Notre rôle était d’accueillir les jeunes diplômés dans des universités allemandes, de leur offrir des bourses doctorales ».
Ce partenariat, qui devait durer cinq ans, vient de célébrer 30 ans d’existence. Encore une belle Success Story. « Je suis fier d’avoir contribué à former des jeunes ingénieurs égyptiens, mais aussi d’autres venus du Moyen- Orient, d’Afrique et d’Amérique latine ». Des professeurs allemands sont venus ensuite enseigner dans des universités égyptiennes, dans le cadre de ce projet. « Après ma retraite, j’ai tenu à ce que les jeunes générations de professeurs allemands poursuivent ce projet pour que l’idée ne meure pas ».
Aujourd’hui, Rizqallah fait partie du Conseil consultatif d’experts du président Al-Sissi. Il est membre du Comité de l’enseignement supérieur et des recherches. « Notre rôle est de donner des suggestions et d’élaborer des plans d’action qui pourraient améliorer le niveau académique et professionnel des futurs diplômés égyptiens ».
Rizqallah ne peut s’empêcher de faire la comparaison entre les universités de son pays d’origine et l’Allemagne. Là-bas, chaque profession nécessite une formation académique. Celui qui veut devenir forestier doit suivre des études universitaires pendant trois ans, pour apprendre à couper les arbres dans la forêt, sinon il ne pourra pas exercer ce métier. La faculté d’ingénierie ne peut accepter plus de 350 étudiants par an, pour garantir à ses diplômés d’être embauchés.
« Je me demande pourquoi en Egypte, la faculté de commerce, par exemple, accepte chaque année plus de 30 000 étudiants, alors que tout le monde sait que la plupart d’entre eux plongeront dans le chômage », s’insurge-t-il. Et d’ajouter : « Je n’arrive toujours pas à assimiler les changements de la société égyptienne. Je garde en mémoire l’Egypte que j’ai quittée en 1958, avec une population qui ne dépassait pas les 22 millions. Tout était beau à l’époque, y compris les gens qui se comportaient très différemment ».
Vraiment à cheval entre deux cultures, il lance : « Mon cerveau fonctionne à l’allemande, mais mon coeur reste très égyptien ». On ne se défait pas de sa culture, de ses racines. « Notre point fort est de pouvoir apprendre de chaque nouvelle rencontre, de s’intégrer et d’apprécier le parcours que le destin nous a réservé. Et durant ce périple, on se découvre soi-même », conclut-il, sur le ton de celui qui est toujours habité par l’imprévu.
Jalons :
1933 : Naissance au Caire.
1958 : Diplôme en génie civil, à l’Université du Caire.
1982 : Vice-président de l’Université de Hanovre
1994 : Lancement de la Fondation Rizqallah accordant des bourses aux étudiants étrangers, à Hanovre.
1996 : Premier président étranger du syndicat des Ingénieurs en Basse-Saxe.
2014 : Membre du Conseil consultatif du président Al-Sissi.
Lien court: