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Orhan Pamuk : J’aime la texture d’effritement des bâtiments du Caire 

Dina Kabil, Mardi, 17 février 2015

Orhan Pamuk, Nobel de littérature, nous livre ses impressions sur Le Caire. Il avoue s’y sentir à sa place au milieu de ses thèmes de prédilection, entre périodes ottomane et fatimide. Comme dans son oeuvre, la ville oscille entre Orient et Occident, tradition et modernité, famille et individualisme. Il était l’invité d’honneur du 1er Festival littéraire du Caire. Entretien.

Orhan Pamuk
Orhan Pamuk, Nobel de littérature. (Photo : Ahmed Shéhata)

Al-Ahram Hebdo : Vous, qui êtes l’écrivain de la ville par excel­lence, comment avez-vous perçu Le Caire? Surtout que votre oeuvre, qui met Istanbul au centre de la narration, a beaucoup de points de ressem­blance avec Le Caire: culture, évolution sociale, etc.

Orhan Pamuk: Lors de ma première visite au Caire en 2007, je n’ai pas vu la ville. Maintenant, j’aime la ville, petit à petit, puis beaucoup. Par exemple, j’ai été très impres­sionné par la mosquée Ibn Touloun, j’y ai passé beaucoup de temps parce que j’aime la simplicité de sa géométrie. C’est un aspect que je voulais exploiter et connaître davantage : l’architecture de la civilisation islamique, ses dynasties, etc. Un drame historique comme je le fais sur Istanbul. N’oubliez pas aussi que j’ai étudié l’architecture pendant 4 ans !

Puis il y a le côté « vivre Le Caire » qui m’intéresse aussi et qui ressemble à mon Istanbul. Dans ce sens, la comparaison est exacte: cette ville est le carrefour d’histoires et de dynasties représentées par les anciens bâtiments, leur texture, qui n’est pas polie comme en Europe, mais qui est plutôt une texture de l’effondrement ou de l’effritement. J’avoue que j’aime.

J’ai cette vision romantique de l’histoire parce que, pour moi, ça fait partie de la vie humaine. La texture de la cité, elle, est une partie du quotidien, de la furie, de la colère, mais aussi de l’espoir des gens qui y habitent. J’essaie de voir les gens vivant au Caire ou à Istanbul comme des gens vivant dans des monuments historiques et qui en sont conscients, mais aussi qui utilisent ces monu­ments, un peu en les détruisant parfois, pour des rites religieux, le travail ou les rencontres culturelles, mais jamais en tant que sites tou­ristiques. Il y a beaucoup de tourisme ici. Comme Istanbul, Le Caire est une grande ville que j’aimerais bien revisiter et explorer davantage.

— Si vous écriviez sur Le Caire, qu’est-ce que vous relèveriez en particulier ?

— J’essayerai de regarder Le Caire dans les yeux des gens qui y vivent. Comme je le fais pour Istanbul, je m’identifie à la ville, comme quelqu’un qui appartient à la classe moyenne, éduqué et ayant un point de vue européen, un point de vue personnel aussi. J’aurai aimé voir la ville de divers points de vue: conflits, colère, espoirs. Beaucoup de choses que j’ai vues me rappellent aussi Istanbul, comme la bureaucratie, la présence de la police, des soldats partout et comment les gens sont irri­tés par leur présence, leur sévérité, leur agressivité, leur brutalité. Il y a cette même réaction d’interdire l’accès des gens à cer­tains lieux. J’ai vu trop cela dans mon enfance en Turquie, mais ça commence à changer légèrement en Turquie.

— Ecrire la ville est aujourd’hui un thème majeur de la littérature, mais aussi des arts plastiques. Comment avez-vous initié cette écriture dans laquelle la ville s’identifie à l’auteur et fusionne avec lui comme dans Istanbul, souvenirs d’une ville (Gallimard, 2007) ?

— Lorsque j’ai commencé à écrire, je n’étais pas l’écrivain de la ville. J’ai com­mencé à écrire sur les gens, et on m’a vite surnommé l’écrivain de la ville. A mes débuts, dans les années 1970, les romanciers turcs privilégiaient le thème du village, les problèmes sociaux des paysans dans leurs fermes. Puisque j’étais le fils de la médina, j’ai écrit sur la ville. Et aujourd’hui, comme en Egypte, tout le monde écrit sur la ville. Mais cela a pris 40 ans en Turquie pour chan­ger. Le roman, à l’origine, est inventé dans la ville, par la classe moyenne élevée, par des gens éduqués qui veulent raconter leur vie dans la ville. Dans ce sens, Le Caire et Istanbul sont des lieux parfaits pour des romans: publicités, problèmes de la foule, conflits politiques, etc. Je suis aussi content qu’il y ait une confiance de soi qui se déve­loppe en Turquie, et peut-être ici aussi.

Et pour ce qui est de l’expérience mondiale de l’écriture de la ville, je pense que la litté­rature arabe sera plus riche et plus complexe en élaborant l’histoire de la ville, comme dans la littérature turque.

— Il existe des études littéraires qui com­parent votre premier roman Cevdet Bey et ses fils, avec la trilogie de Mahfouz. Vous retrouvez-vous dans cette comparaison, surtout dans cette mutation du patrimoine vers la modernisation et dans la nouvelle ville qui s’épanouit ?

— J’aime bien la trilogie de Mahfouz. Je pense que je suis comme Mahfouz dans la relation qu’il crée entre les personnages et leurs lieux, la description des rues, les dialo­gues qui se déroulent entre femmes, ces petits ragots et complots, les mouvements des gens. Tout cela je le partage avec Mahfouz.

Mais c’est peut-être plus général que cela : tous mes romans abordent le poids de la reli­gion et de la tradition en contrastant avec le désir d’être moderne, plus individuel, la façon avec laquelle les grandes familles vivent ensemble en communauté. Celles-ci se désin­tègrent en se déplaçant d’une maison en bois vers un immeuble divisé en appartements. J’ai grandi dans une famille qui consacrait un appartement à la salle à manger pour manger entre grand-mère, oncles, neveux… Mais aujourd’hui, tout ça est fini. C’est à travers des petites salles séparées où chacun mange à part. La solitude c’est le prix de la modernité.

Toutes ces complexités me fascinent. Mon oeuvre tourne autour de la ville, la vie dans la ville et les familles dans la ville; l’individua­lité et la communauté dans la cité, qui est très politique aussi, et l’aura de l’immeuble, mélan­gée à l’aspect politique, forme mon univers romanesque, comme Mahfouz peut-être !

— Dans Neige, vous avez eu une vision quasiment prophétique, prédisant les évé­nements qui ont eu lieu en Turquie aussi bien qu’en Egypte, avec la montée de l’ex­trémisme politique et l’avènement du pou­voir militaire …

— Mes lecteurs me disent souvent cela. Mais cela ne relève pas du tout d’une vision prophétique. C’est tout simplement parce que l’islam politique, le sécularisme, la moderni­té et le pouvoir militaire reviennent tout le temps d’une manière répétitive, à la Nietzsche. Ce que j’ai écrit dans mon roman politique Neige est basé sur ma connaissance de l’histoire de la Turquie, qui est aussi répé­titive, tout comme l’histoire de l’Egypte: les libéraux, les militaires, les islamistes, les affrontements entre eux, mais surtout la façon de laquelle ces affrontements ont lieu.

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