Al-Ahram Hebdo : Vous êt es née au Japon et vous vivez entre New York et Tokyo. Comment avezvous atterri à l’Opéra du Caire ?
Megumi Saruhashi : J’étais au Liban pour organiser un atelier pour les réfugiés et je devais partir en Palestine, mais j’ai été renvoyée par les Israéliens. C’était une véritable saga qui m’a fait venir en Egypte.
— Comment êtes-vous venue au Proche-Orient ?
— Il y a une organisation en Palestine à but non lucratif qui s’appelle Al-Kamangati qui fournit une éducation musicale gratuite aux enfants palestiniens pour les aider à devenir musiciens professionnels. Elle organise une tournée d’orchestre d’été auquelle se joignent des musiciens du monde entier qui viennent jouer en Palestine chaque année. J’ai donc rejoint la tournée pendant deux semaines. Nous avons joué dans cinq villes, Jérusalem, Ramallah, Jénine, Naplouse et Beir Zeit. J’ai également participé à l’enseignement musical et je suis restée avec la famille d’un jeune luthier palestinien. Avant de partir en Palestine, personne ne m’avait informée sur cette région. Je n’en savais rien. Quand je suis allée à New York, j’étais entourée d’immigrants et je faisais partie des immigrants moi-même. Mais j’étais si jeune que ne pensais qu’à la musique et je ne pensais pas à tous ces immigrants. Et quand j’ai grandi au Japon, je ne pensais pas au peuple palestinien. Je n’étais au courant de rien. Je ne savais rien du conflit israélo-palestinien et à quel point il est difficile d’entrer dans le pays et d’en sortir. C’est tellement bizarre. J’étais tellement ignorante. Tout ce que je connaissais était une certaine idée de la musique arabe. Cela s’est bien passé la première année. Et puis je suis rentrée chez moi.
— Etes-vous revenue plus tard ?
— L’été suivant, j’allais rejoindre la même tournée en Cisjordanie. L’expérience en Palestine m’avait vraiment inspirée à travailler avec les réfugiés. Donc, l’année suivante, j’ai contacté une ONG au Liban pour organiser un atelier pour les enfants réfugiés palestiniens et syriens au Liban. J’y suis restée deux semaines avant de joindre la tournée juste après. Mais vous ne pouvez pas voler directement du Liban, alors j’ai pris l’avion pour la Jordanie et puis je suis allée à la frontière pour prendre le pont du roi Hussein qui va directement en Cisjordanie. Je ne savais pas à quel point cette traversée de la frontière pouvait être difficile.
C’était comme un endroit très suspect et je n’étais pas vraiment préparée pour l’entretien avec les Israéliens. Quand je suis arrivée la première fois à l’aéroport Ben Gourion, la règle numéro un était de ne rien dire, ne pas mentionner la musique arabe, ne pas porter le keffieh palestinien ou quoi que ce soit qui montre que vous êtes lié aux Arabes et certainement pas que vous allez en Cisjordanie. Et en traversant la frontière la deuxième fois, je pensais que la même règle s’applique. Il faut prendre le bus qu’Israël contrôle de la frontière jordanienne vers une patrouille israélienne, puis on passe à l’interview. Des tas de questions : Pourquoi êtes-vous ici ? Etes-vous entrée en Israël avant, en Cisjordanie ? Si je dis oui, ils vont me demander ce que j’ai fait, pourquoi, avec qui et je ne me souvenais même pas du nom de l’hôtel où on était la première fois. Je suppose que j’ai dû dire non parce que je ne suis pas censée faire quoi que ce soit avec les Palestiniens. Mais, j’ai réalisé qu’ils ont tous les dossiers parce que j’ai fait des allers-retours entre les points de contrôle. Alors on m’a mise de côté et je passais d’une interview à l’autre et ils allaient intentionnellement déjeuner pendant des heures avant de me renvoyer à la frontière. Le cauchemar recommençait, je rejoins l’aéroport en Jordanie mais je ne peux pas repartir au Liban parce que les Israéliens avaient tamponné exprès mon passeport et je me suis retrouvée pendant plusieurs jours sans solution. Finalement, je suis allée au Liban, puis en Egypte.
— Pourquoi êtes-vous venue au Caire ?
— Je suis venue voir Abdou Dagher. Les musiciens japonais qui jouent de la musique arabe étudiaient tous avec lui. Un ami m’a présentée à Zeinab, une Egyptienne qui parle couramment le japonais et aime la musique arabe, et qui sert de point de contact entre Dagher et les Japonais. J’ai commencé à prendre des leçons tous les jours. Il ne parlait pas anglais, il ne lisait pas la note musicale non plus. Et moi, je ne parlais pas arabe. Alors il jouait une phrase et je copiais, je mémorisais. Il me corrigeait. Je jouais à nouveau. C’était un exercice oral. C’est ainsi que la musique arabe est censée être. J’ai été aussi présentée à Alfred Gamil. Il vient de décéder l’année dernière. Je connaissais ses répertoires, et sa connaissance du maqam est impressionnante. Nous avons eu quelques séances.
— Combien de temps avezvous étudié avec Dagher ?
— Jusqu’en 2019. Je venais en Egypte deux fois par an, environ quatre mois. J’étudiais et j’ai organisé ma propre tournée en 2018 avec ma propre musique. Je n’avais pas vraiment prévu de jouer de la musique arabe au Caire, j’étais une étrangère et n’osais pas jouer de la musique arabe aux Arabes, mais alors quelque chose s’est passé. Il y a une chaîne YouTube qui offre de la musique arabe et quand je cherche de la musique arabe sur YouTube, elle apparaissait à chaque fois. J’ai contacté le manager et il m’a invitée à assister à son salon Al-Manara. J’y suis allée avec des amis. J’ai joué un petit morceau arabe et il m’a alors invitée à jouer ce soir-là et puis trois jours plus tard. D’autres personnes m’ont contactée, puis l’Opéra et je me suis enfin retrouvée jouant de la musique arabe au Caire.
— Comment avez-vous découvert la musique arabe ?
— J’avais quitté Tokyo pour rejoindre le programme de jazz du City College de New York. J’ai grandi en écoutant du jazz, mon père jouait de la batterie jazz. Je jouais du violon depuis que j’avais 15 ans, je jouais du piano, mais c’était de la musique classique. Et ce n’était pas habituel qu’une violoniste joue du jazz. C’est assez rare dans l’histoire du jazz. Ce n’était pas l’instrument normal, je me sentais un peu exclue de beaucoup d’opportunités durant cette période. Mais la bonne chose à New York, ce sont ces spectacles très bon marché, ces clubs de musique où on rencontre facilement les musiciens. J’ai terminé le programme de jazz et j’ai commencé à jouer du gospel, la musique de l’église développée chez les Afro-Américains. Un ami m’a invitée à jouer dans son église à Brooklyn. A cette époque, je souffrais vraiment. Je ne pouvais plus me motiver, j’étudiais, je pratiquais, je travaillais. Très peu de sommeil, pas de vacances. J’étais un peu confuse. Je ne réalisais pas que mon coeur n’était plus vraiment dans le jazz. J’aimais le gospel, je jouais de la musique classique, j’enseignais le violon aux enfants. Puis j’ai fait connaissance avec le tango argentin et je l’ai rejoint, c’était incroyable, mais ça n’allait nulle part. Et puis un an après avoir obtenu mon diplôme universitaire, un ami costaricain m’a appelée un jour pour joindre un orchestre. Je me suis présentée, je jouais, mais j’ai remarqué que quelque chose n’allait pas. Les gens me disaient quel réglage utilisez-vous ? Je ne comprenais pas. Plus tard, j’ai compris qu’il s’agissait de l’Orchestre arabe de New York. C’était mon début de musique arabe. Un jour j’ai rencontré Simon Chahine, un très célèbre violoniste palestinien à New York qui organise chaque année une retraite d’une semaine que j’ai jointe. Quand je l’ai entendu jouer du violon, tout a changé, j’étais complètement dedans. Je me suis dit : oui c’est cette musique. Puis j’ai commencé à voyager en Palestine, au Liban et en Egypte.
— Pourquoi avez-vous choisi la musique arabe ?
— C’est très difficile d’expliquer. C’est comme pourquoi le violon et non pas un autre instrument. Je pense que j’y suis spirituellement connectée. New York m’a préparée à mes expériences au Caire en quelque sorte. Le Caire et le Japon sont des endroits très différents. Culturellement tout est à l’opposé, dans le bon ou le mauvais sens. Au Japon, les gens sont attentifs à leurs comportements, ça a l’air bien, mais en même temps, les gens répriment leurs voix, alors qu’en Egypte, les gens sont un peu plus expressifs et je n’ai pas appris à m’exprimer, on ne l’apprenait pas à l’école parce que nous sommes censés dire la bonne réponse seulement. Mais aussi quand vous vous exprimez trop, c’est parfois trop. La musique arabe s’entrelace avec la culture, ce qui fait sa beauté. J’ai appris à vivre différemment. Parce qu’il y a toutes ces subtilités, peu importe combien vous étudiez en tant qu’Occidental ou Japonais, vous ne pouvez pas la saisir dans sa totalité. C’est très subtil, comme ce mot « tarab » en musique. Nous, en tant qu’Occidentaux, ne savons pas comment le produire et c’est très guérisseur en soi. La musique égyptienne et la culture ont guéri ma condition japonaise. Tout ce qu’on m’a enseigné au Caire est exactement à l’extrême opposé de ce que je suis et paradoxalement, tout fonctionne. J’avais appris à ne jouer que les bonnes notes, ce qui est écrit seulement, mais dans la musique arabe, c’est très fluide, vous pouvez jouer avec et la formuler comme vous le souhaitez et cela a guéri ma psyché.
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