Mardi, 05 décembre 2023
Al-Ahram Hebdo > Au quotidien >

Le laisser-aller : une gangrène pour la société

Chahinaz Gheith, Lundi, 03 décembre 2012

Négligence, insouciance et laisser-aller : autant de mots qui caractérisent la vie quotidienne en Egypte. Les conséquences de ces dérives se font sentir au quotidien quand elles n’aboutissent pas à des drames sanglants.

le laisser

La liste des victimes de négligence ne cesse de s’alourdir. Cette fois-ci, la facture est lourde et tragique : et ceux qui l’ont payée sont des écoliers de moins de 8 ans. Deux semaines se sont écoulées, mais les Egyptiens sont toujours affligés par l’accident d’un autobus transportant 60 écoliers. Un train l’a percuté à Assiout faisant des dizaines de morts.

Les catastrophes se suivent et se ressemblent. La négligence et le laisser-aller en sont les causes principales. Ces négligences à répétition sont devenues un fléau, un cancer qui touche non seulement le secteur de transports, mais aussi toutes les institutions de l’Etat.

Les victimes de ce laisser-aller sont, sans cesse, plus nombreuses : accidents de la route (le triple de la moyenne mondiale), malades mal soignés ou effondrements d’immeubles mal réparés font quotidiennement la une des journaux.

Selon les chiffres officiels du ministère du Logement, 18 % des immeubles en Egypte — soit un million de bâtiments — sont menacés d’écroulement. Mais 40 % des décisions de démolition de vieux bâtiments ne sont jamais appliquées.

La corruption, le non-respect des normes, l’absence de contrôle des autorités et leur laisser-aller sont trop souvent la cause de ce drame qui se poursuit sans que personne ne lève le petit doigt pour y mettre fin.

Et c’est toujours le même scénario : chaque fois qu’une catastrophe se produit, le choc et la colère finissent par retomber face au silence du gouvernement. D’abord les accusations fusent, puis plus rien. « Les responsables ne font rien pour protéger les citoyens. La règle en Egypte est d’attendre qu’une catastrophe survienne. C’est à ce moment-là qu’on commence à organiser des réunions, à créer des commissions d’enquête, on bouge un peu, puis on oublie tout. La négligence et le laisser-aller font partie intégrante de notre culture », regrette la sociologue Azza Korayem. Pour elle, l’indifférence et la négligence sont devenues des caractéristiques du quotidien des Egyptiens : le simple citoyen et le responsable en assumant tous les deux la responsabilité.

Pour résoudre ces problèmes, des signaux forts sont attendus. Et les responsables sont appelés à montrer l’exemple, en punissant les coupables et en s’astreignant eux-mêmes à davantage de rigueur. « Connaissant le mauvais état des chemins de fer, le premier ministre aurait dû démissionner. Il faut juger ce gouvernement pour meurtre avec préméditation afin de dire à tous les auteurs de négligence : Attention ! Votre laisser-aller sera puni », avance un activiste sur la toile.

D’autres blogueurs n’ont pas hésité à publier les propos de Mohamad Morsi quand il était député des Frères musulmans. Il avait interpellé, en 2002, le gouvernement sur la collision du train d’Al-Ayyate. « La démission du ministre Ibrahim Al-Démeiri n’est pas suffisante. Le gouvernement de Ebeid dans son ensemble est responsable. Il est temps de combattre l’irresponsabilité et de punir les grands », avait déclaré Morsi il y a 10 ans.

Mais aujourd’hui, président de la République se contente seulement de présenter ses condoléances aux familles des victimes et a chargé le premier ministre de se rendre à Assiout pour faire le nécessaire. Morsi a aussi fait allouer une somme de 30 000 L.E. comme indemnisation pour chaque décès et de 20 000 L.E. pour les blessés.

L’insouciance : un mode de vie

L’insouciance est devenue un mode de vie comme le prouvent des scènes habituelles : les tas d’immondices envahissent les rues, les fissures sur les immeubles s’empirent, la circulation est chaotique et sans règles, les conducteurs conduisent en sens inverse, l’insalubrité des hôpitaux publics s’aggrave comme la saleté au quotidien.

Pour Azza Korayem, la loi doit être appliquée à tous sans exception : aux responsables comme aux fonctionnaires en bas de l’échelle. Mais il n’existe pas de loi qui incrimine directement la négligence. « Il y a une déficience dans les systèmes de gestion dans tous les secteurs de l’Etat, mais celle-ci ne se corrigera pas d’elle-même. Il faut que ceux qui ne font rien soient punis, mais on est habitué à l’impunité », regrette Korayem.

L’éditorialiste Gamal Enayat décrit les démarches qui suivent les drames et les accidents comme des calmants, non comme des remèdes susceptibles de guérir ces maux durablement. « Jusqu’à quand va-t-on rester les bras croisés en espérant que le système se réformera de lui-même en échange de quelques petites actions données en pâture à l’opinion ? Celles-ci se succèdent, sans qu’on voie pour autant la fin du pourrissement du système. Les démissions ne serviront à rien, ne régleront rien du tout, et le gouvernement n’évoluera pas en changeant seulement de visage », explique Enayat.

Pour lui, les catastrophes se répéteront tant que la mentalité qui nous dirige restera la même. Et l’indicateur le plus flagrant est le code de la route : inexistant. Et il ne faut pas compter sur la police pour tenter de mettre de l’ordre. Car là aussi, la négligence et le laisser-aller sont les deux règles les plus suivies.

Bien que l’accident ferroviaire d’Assiout ait entraîné la démission du ministre des Transports ainsi que du chef de l’Autorité des chemins de fer, cela n’a rien changé. La population tire à boulets rouges sur le gouvernement Qandil, dénonce la mauvaise gouvernance, la négligence des responsables et la corruption.

A la fois acteur et victime de cette négligence, le peuple accuse les responsables. « Qu’attend le gouvernement pour démissionner en bloc ? Faut-il attendre qu’il y ait d’autres morts ? », s’insurge Ibrahim Samir, un activiste.

Normalisation du laisser-aller

Ce laisser-aller insupportable n’a fait qu’aggraver les problèmes des citoyens allant des coupures d’eau et d’électricité jusqu’aux pénuries de gaz et d’essence. L’écrivain et politicien Hassan Abou-Taleb estime que nous sommes rentrés dans une « normalisation » de la négligence et du laisser-aller.

Il cite comme exemple l’irrigation des terres cultivées avec de l’eau de drainage non traitée. L’affaire a commencé par quelques feddans dans quelques gouvernorats, puis ce phénomène s’est étendu à tel point que des maladies liées à cette mauvaise hygiène sont devenues endémiques dans plusieurs gouvernorats.

« Les ministères concernés, avec en tête ceux de l’Agriculture, de l’Irrigation, de l’Environnement, de la Santé et des Finances, ont ignoré la question, parfois intentionnellement, parfois par négligence. Les responsables n’ont toujours pas réalisé que la santé du citoyen égyptien était une composante fondamentale de la société », s’insurge Hassan Abou-Taleb.

L’écrivain Farouq Goweida tire lui aussi la sonnette d’alarme. Pour lui, il faut réagir avant que la prochaine catastrophe n’ait lieu, citant l’exemple du Sinaï, où rien n’est fait pour améliorer la situation. Les sociologues sont unanimes sur 2 points : la perte des valeurs du travail et le manque de conscience, qu’elle soit professionnelle, hygiénique ou civique.

« Les gens se sont habitués à bâcler leur travail et à ne pas mener à bien leur mission, alors que l’islam prohibe la négligence et la considère comme une trahison de la confiance », explique Hamed Abou-Taleb, membre du Centre des recherches islamiques. Il cite en exemple les services gouvernementaux, où les fonctionnaires s’entassent dans les bureaux, où règne un laxisme sans limite.

27 minutes de travail effectif par jour

Selon l’Organisation internationale du travail, la semaine de travail d’un fonctionnaire est en moyenne de 40 heures. En Egypte, le taux de productivité d’un fonctionnaire est de 27 minutes par jour de travail.

Mais pour le sociologue Ahmad Yéhia, le problème réside dans le fait d’attribuer ces catastrophes et ces négligences au simple destin. « C’est leur destin, s’ils sont morts dans cet accident. Personne ne peut s’opposer à la volonté de Dieu », dit Mohamad Hachem, qui a perdu 3 de ses enfants dans l’accident de Manfalout. Il éprouve même de la compassion pour l’employé des chemins de fer et refuse de le condamner.

« Croire au destin ne justifie pas la négligence de cet employé qui n’a pas abaissé la barrière de son passage à niveau », rectifie Ahmad Yéhia. Pour le sociologue : « L’Egypte d’aujourd’hui est un train roulant dans un orage. Aucun d’entre nous n’est acteur : nous sommes tous des passagers. Allons-nous enfin saisir cette chance pour tirer des leçons et pour agir ? Ou allons-nous sombrer dans le laisser-aller ? ».

Mots clés:
Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique